La nouvelle nef des fous, fluctuat et mergitur
- André Touboul
- 6 août 2020
- 4 min de lecture

En 1494, le strasbourgeois Sébastien Brant publie à Bâle et en allemand, la « Nef des fous ». Un catalogue des folies de son temps sous forme de portraits versifiés. L’ouvrage, plusieurs fois réédité en plusieurs langues, fut un « best seller », notamment illustré par Dürer.
Sans doute inspiré par ce texte, Erasme de Rotterdam rédige dix-sept ans plus tard, en 1511, « l’Eloge de la folie », un opuscule torché en une semaine, pendant un court séjour en Angleterre chez son ami Thomas More. On oubliera Brant pour retenir Erasme, dont l’ironie rendait la critique moins indigeste qu’une posture de donneur de leçons. Dans le même esprit de dénonciation ironique des maux de son siècle, l’anglais ,Robert Burton au siècle suivant produira, en 1621, son « Anatomie de la mélancolie ».
Dans ces trois livres, chacun peut trouver des traits d’une actualité frappante, ce sont souvent des travers de la nature humaine universels et qui ne changeront jamais. Il y a cependant, d’un siècle à l’autre, des variations importantes dans l’optique de chaque discours. Brant est un auteur médiéval, scolastique, Erasme est une figure de la renaissance qui maîtrise la peinture des ridicules, et Burton un précurseur de l’esprit des sciences qui parle beaucoup d’ironie, se déclare Démocrite junior, mais ne cesse de démontrer avec force érudition.
Chaque époque a son mode de pensée.
Si l’un d’entre eux revenait parmi nous, il aurait bien de la peine à comprendre les folies que la génération d’après-guerre a léguées à ses enfants. Les concepts de lutte des classes, de sélection naturelle, de réalité en devenir plus qu’en être, toutes idées bien cadrées qui ont dominé le 20ème siècle, leur seraient étrangers.
Nous ne pourrions pas les aider car nous-mêmes en avons été abreuvés, sans en être aujourd’hui libérés. Ce sont, là, les fondement d’une folie que malgré le passage au siècle suivant, on peine à reconnaître les méfaits. Vingt ans après le début du troisième millénaire, il serait temps de faire l’inventaire intellectuel et moral du siècle passé. Ce travail a été accompli pour le 18ème siècle par les penseurs des Lumières, et pour le 19ème, dont les limites et les errements industriels et impérialistes, ainsi que les illusions civilisatrices n’ont cessé d’être dénoncés par une pensée sociale. Mais pour le vingtième, rien.
Ce siècle fut-il aussi exemplaire qu’on le dit ? Le triomphe des forces du bien y a-t-il été aussi évident qu’on le croit ? La pensée dialectique dominante a-t-elle préparé aux étapes suivantes ? Les esprits n’ont-ils pas été livrés sans le moindre guide au paradigme métrique, pour qui tout se traduit en chiffres, mais dont les numérations sont erratiques ? Avons-nous négligé de construire des instruments de navigation correspondants au monde mondialisé de consommation et d’échanges que nous avons édifié ?
La course au pouvoir d’achat, fuite en avant, des pays développés qui a permis à ceux qui ne l’étaient pas de décoller, et pour certains de les rejoindre, rencontre une pause imposée par les événements sanitaires. Pour le monde d’après, les vieilles lubies resurgissent. On sort de la naphtaline des recettes qui ont fait leur preuves de nocivité. Toujours plus d’Etat, plus d’allocations, plus d’assistanat, plus de fonctionnaires pour les gérer, plus d’impôts et plus de dette publique pour les payer...
Certains candidats à l'embarquement dans la nef de nos fous proposent de retourner gentiment à l’âge des cavernes, voire à laisser doucement s’éteindre l’espèce humaine qui pollue la planète.
Les ayatollahs de l’écologie dressent, de toute part, leur doigt vengeur. Peu importe qu’ils se contredisent ou se marchent sur les pieds faute de pouvoir gloser sur un Coran ou une Bible, le plus important est de contraindre la population à leurs diktats. Agenouillez-vous et priez, vous finirez bien par croire disait Pascal.
Désorientés, les citoyens laissent les activistes verts prendre le pouvoir des métropoles où l’on a de la nature une idée très vague et de l’environnement une perception bétonnée.
Débordés par ces équipages de fous, on ne peut rien proposer de concret sans d’abord passer par un examen de conscience. Qu’avons-nous fait du vingtième siècle ?
Il a été l’époque de l’autarcie, et nous y revenons. Il a été celui de l’affrontement des puissances, et la promesse nous en est faite. Il a été le moment de la débâcle financière, elle nous menace. Le vingtième siècle fut celui de la permissivité sexuelle qui a déconstruit la famille, et l’on y porte aujourd’hui une dernière touche par des folies génétiques. Dans cette armada de folie, la France a subi ou suivi, mais son navire occupe une place particulière volontairement à l'écart. Les Français se singularisent, convaincus du bien fondé de leur exception par le seul fait qu'elle est exceptionnelle.
Quand les Français ont-ils pris le contre-pied du reste du monde ?
A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la France a hésité entre le libéralisme, idéologie du Monde libre et la pensée marxiste, entre la compétition et la bureaucratie, entre la responsabilité individuelle et l’Etat providence, entre la souveraineté du peuple et la tyrannie technocratique.
La France est restée une démocratie, mais de pure forme. Toutes les formes d’expression du citoyen ont été discréditées : l’élection piège à cons, les élus tous pourris, nous avions la meilleure Administration du monde, les brillants énarques, mais une presse sous perfusion et une liberté d’expression sous contrôle de la pensée unique....
L’illusion de la démocratie directe a servi à amuser la galerie. Présentée comme la seule alternative à une démocratie représentative « dépassée », elle n’a été qu’un leurre organisé par les technocrates pour manipuler les citoyens. Les fous savent qu'ils mènent la nef de France à sa perte. Ils refusent néanmoins tout aggiornamento intellectuel.
Sur le plan moral, notre élite ne sait que vouer aux gémonies un néolibéralisme qui n'a jamais existé en France, elle oublie que la société qui ne reconnaît pas comme suprême valeur la liberté de l'individu, qui n'est pas exactement la même chose que les fameux droits de l'homme, est une organisation scélérate.
En effet, les droits de l'homme sont des principes abstraits qui s'opposent au pouvoir coercitif de la société, la liberté individuelle est le but ultime de l'organisation d'une société juste. Les bureaucrates s'accommodent fort bien des droits de l'homme, ils sont horripilés par la liberté individuelle qui contrarie leur gestion.
Il viendra bien le temps des pétrisseurs de mots, qui feront de leur folie poésie, mais qu'il est long à venir, si lent que l'on doute de ne le connaître jamais, car la nouvelle nef des fous pourrait adopter comme devise : Fluctuat et mergitur.
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