Chacun voit midi à sa porte, Einstein et l’amibe.
- André Touboul
- 18 déc. 2022
- 5 min de lecture

Depuis que l’on vit surtout dans des appartements, il reste très peu de cadrans solaires au dessus des portes, la mesure du temps est plus généralisée. D’abord par l‘horloge, et la montre-bracelet, puis maintenant par les téléphones cellulaires et autres ordinateurs portables ou non. L’heure est la même pour tous. Il n’est pas vrai pour autant que chacun cesse de ne voir midi qu’à sa porte.
L’information a beau être accessible de manière quasi-universelle, et en temps réel, les vérités alternatives permettent de dire et répéter que vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. On peut aussi dire que tout dépend toujours du point de vue que l’on a par rapport à l’idée qu’on s’en fait.
Le phénomène existe depuis la nuit des temps, mais il est intéressant car il existe une différence dans les avis divergents d’antan et dans ceux d’aujourd’hui.
Jusqu’à la fin du Vingtième siècle, il existait une vérité, et l’on pouvait être en désaccord sur les faits, La singularité de notre époque est que, sur les mêmes faits, l’on peut s’étriper en les interprétant de manière totalement opposée. Par exemple, si Trump a contesté le résultat du vote de 2020, c'était essentiellement sur la question de savoir si les suffrages exprimés par correspondance devaient ou être pris en compte.
La raison de cette particularité est que dans le fond la réalité n’a pas de sens propre. Les faits ne deviennent compréhensibles qu’en vertu d’une norme qui permet de retenir ce qui est significatif et ce qui ne l’est pas. On peut appeler cela le mode de pensée.
Or notre siècle est orphelin d’un mode de pensée partagé. Le précédent a été dominé par le mode dialectique que l’on peut qualifier d’hégélien, celui où toute réalité ne peut être que la résultante de l’opposition de deux contraires. L’être et le néant, pour reprendre un thème développé par Jean-Paul Sartre, parfait vulgarisateur de la philosophie allemande.
Généralisable à l’ensemble des faits tant matériels que sociaux ou psychologiques, on peut aussi appeler cette substance des choses et des gens : la philosophie du conflit. En politique, sa traduction est celle qui voit l’histoire comme la résultante de la lutte des classes.
Mais la dialectique n’est rien d’autre qu’un angle de vue. Appliquée à la science, la dialectique conduit à des aberrations dont l’un des héros (de l’Union soviétique) fut le tristement célèbre technicien agricole Trofim Lyssenko dont le nom est devenu synonyme de corruption de la science par l’idéologie. Pour lui, il existait une science bourgeoise, par essence fausse, et une science marxiste véritable. Il ne faut pas sourire de cette aberration, elle est la simple conséquence du besoin de l’être humain de disposer d’un mode de pensée unique qui permette par sa généralité de répondre à toutes les questions. Ce critère de vérité pour Lyssenko était la compatibilité avec la dialectique.
C’est pour des raisons semblables que la théorie héliocentrique de Copernic, reprise par Galilée, fut aussi fermement rejetée par l’Eglise. Elle n’était pas conforme à la vision moniste du monde qui prévalait jusqu’à la Renaissance. Tout étant réductible à l’unité, le « Un » central de l’univers monothéiste ne pouvait être que la Terre. Le Pape et les prélats n’étaient pas des individus bornés, bien au contraire, ils avaient le besoin de tout expliquer par un mode de pensée unique.
C’est cette façon de penser partagée et compatible avec tous les faits de quelque nature qu’ils soient, c’est-à-dire généralisable, qui fait aujourd’hui défaut. Ainsi, les mouvements d’opinions s’entrechoquent et se contredisent sans former de cohérence au monde que nous vivons.
Les réflexes dialectiques font des ravages. Le wokisme qui interprète tout en termes de dominant/dominé, c’est-à-dire dialectique, conduit à des aberrations telles que le racialisme qui ressuscite le racisme par anti-racisme.
La réalité est plus complexe que ne peuvent l’accepter les esprits formés à la dialectique.
L’ère moniste des philosophes grecs et du monothéisme né en Égypte et consacré par la Bible hébraïque a pris fin avec son expression synthétique par Leibniz dans la Monade. C’est dire qu’un mode de pensée a la vie dure. Il en subsiste des traces encore aujourd’hui, dans les réflexes monarchiques ou autocratiques qui paraissent encore être le mode de gouvernement naturel et compréhensible à beaucoup, alors que d’autres ne conçoivent que la dialectique (majorité/opposition/alternance) comme expression de la volonté du peuple.
Dans de nombreux domaines et aussi pour la démocratie qui de nos jours traverse une crise, la vision dialectique apparait insuffisante. C’est l’incapacité à donner un sens unique à une réalité chaotique qui caractérise le monde d’aujourd’hui.
Nous ne pouvons, hélas, nous référer à une doctrine nouvelle qui dépasse monisme et dialectique, elle n’a pas été articulée en une théorie.
Ce qui est cependant en notre pouvoir est d’accepter la complexité du monde, sans céder à des modes de pensée obsolètes qui nous rendent aveugles. Nous devons toujours nous demander quel critère de vérité nous utilisons pour qualifier les faits.
Mais si l'on doit se défier des modes de pensée dépassés, comment se déterminer ?
La méthode scientifique nous apprend que la vérité est inaccessible, mais que par la réfutation, on parvient à se préserver de l’erreur. Karl Raimund Popper a établi pour la science un critère de réfutablilité. Selon cet auteur, né en Autriche et naturalisé Britannique, la différence entre Einstein et une amibe est que le premier savait verbaliser son erreur, alors que la seconde disparaissait avec elle. Ainsi, il faut accepter de se tromper, et tirer de l’expérience un enseignement, ou se résoudre à disparaitre avec les convictions aussi obtuses que celles de l’amibe.
Qu’avons nous appris de la théorie du conflit ? De la lutte des classes qui a fait faillite, et revient en recrutant son prolétariat dans les minorités visibles ? De l‘abandon à l’autocratie qui porte en son sein la guerre, comme la nuée l’orage ? De la démagogie populiste qui flatte les opinions pour mieux les asservir ? Des bons sentiments qui sont parfois les pavées de l’enfer comme dans le cas d’une immigration destructrice ? De la consommation qui ne peut être le seul but de l’existence, mais fait partie des nécessités de la vie ? De la foi qui consume, mais aussi éclaire le chemin ?
Dans toutes ces questions et bien d'autres, il faut rechercher l'erreur, et ce qui reste aura une chance d'être vrai.
Quand il exprima sa comparaison célèbre, il n’est pas certain que Popper pensait à l’amibe naegleria fowleri surnommée mangeuse de cerveau, mais le résultat est au fond le même que celui qui frappe ceux qui s’abandonnent aux modes de l’air du temps sans se demander si elles sont ou non fondées. Le bon sens contre les idéologies dépassées, telle est la voie de la sagesse.
*
Opmerkingen