Conflagrations ou agora-folie
- André Touboul
- 4 mai 2022
- 8 min de lecture

Dans l'Athènes antique toutes les affaires de la cité se débattaient sur la place publique. Pour ceux qui s'en désintéressaient les Grecs avait un nom les "idiôtès". Nous en avons tiré le terme "idiot".
De nos jours, le voudrions-nous, il est impossible d'ignorer ce que l'on nomme l'actualité qui est faite des événements qui nous concernent plus personnellement et plus vite que jamais.
Tel est l'effet conjugué d'une information totale, continue et en temps réel, celle de l'agora de l'information, avec l'accélération des changements de tous ordres, techniques, politiques et sociaux qui font de notre univers un nœud d'incertitudes.
Aujourd'hui, le moindre battement d'aile d'une chauve-souris dans une grotte du fin fond de la Chine nous est connu sur l'heure, et les conséquences s'en font sentir sans nous laisser le moindre répit. Nous ne mourrons pas idiots, mais peut-être plus vite qu'espéré.
Dans cette avalanche ininterrompue de catastrophes, toutes ces affaires qui tournent mal, nous avons le sentiment de vivre une époque de conflagrations. Alors que la planète paraissait vouée à une mondialisation heureuse, où le négoce, censé adoucir les mœurs, rendait les gens aimables, les grands bouleversements se bousculent. Le climat, la pandémie, les migrations économiques et/ou dues aux conflits locaux, et désormais la guerre en Europe, avec son cortège de morts, d’atrocités, d’exactions et la stagflation qui est l’une de ses conséquences économiques, tout cela se succède ou se conjugue, avec comme toile de fond une crise des systèmes démocratiques. Ces derniers, qui croyaient leur modèle acquis comme celui du progrès, sont contestés jusque dans les pays qui les ont vu naître. Bref, dans cette cavalcade de l'Apocalypse, nous voyons se profiler le pire, et même lui n’est pas assuré.
Pourtant, à y regarder avec plus de recul, il n'est pas urgent de sonner le tocsin, ni d'ailleurs le glas. L’histoire a toujours été brutale. Elle n’a jamais été un long fleuve tranquille, ce sont seulement ses méandres nouveaux qui sont surprenants, encore qu'il y existe de réelles récurrences.
Pendant la Guerre froide, conflit qui s’étendit de 1946 à 1991, il y eut quelques points chauds, et même brûlants. La Corée et le Viet Nam, notamment, où l’armée américaine était engagée et embourbée tandis que l’Union soviétique agissait en sous-main, sans paraître se les salir. L’Afghanistan a été pour l’URSS une dérogation fatale à ce principe prudentiel. La leçon n’a pas profité aux Etats-Unis qui se sont ensuite fourvoyés en Irak, en aussi en Afghanistan, en sous-estimant à leur tour la force de l’Islamisme qui avait remplacé l’idéologie communiste. L’invasion de l’Ukraine est une réédition de cette faute majeure qui ne s’explique que par une excessive confiance en la supériorité de la culture slave sur celle de l’Occident réputé décadent. Ce sont pourtant les valeurs de cette civilisation, dite sur le déclin, qui ont fait échouer une opération qui avait été rêvée au Kremlin comme un corso fleuri.
En vérité, les agresseurs perdent toujours ; les idéaux, quelque contestables que parfois ils puissent être, ont le dernier mot. C’est sans doute pourquoi, l’on peut prédire que les armées russes quitteront piteusement une Ukraine dévastée, et alors qu’il s’agissait de sécuriser les frontières, ce sera après s’y être créé un ennemi juré. Tôt ou tard, Vladimir Poutine devra expliquer aux Russes que les territoires annexés valaient le prix exorbitant, en vies humaines, en matériel et en termes de niveau de vie qu'ils ont coûté. Ne doutons pas qu'il y songe déjà, car même dans les régimes où la presse est aux ordres, l'information circule, et l'opinion publique doit être prise en compte. Son importance est d'ailleurs attestée par le fait même que le pouvoir y refuse toute expression dissidente.
L’histoire moderne a ses constantes, mais les modalités varient. Lors de la crise des missiles de Cuba, les échanges menaçants se déroulaient dans le secret des relations diplomatiques et entre les dirigeants qui instituèrent le fameux téléphone rouge censé éviter les malentendus et prévenir les dangers de l’escalade verbale.
En 2022, toute la communication est sur la place publique. Les Présidents, ceux qui comptent dans la décision, c’est à dire l’Américain et le Russe, ne se parlent pas, ils s’invectivent. Les menaces ne sont plus voilées, elles se profèrent par télévisions interposées. Sur les plateaux russes, on délire en se réjouissant de pouvoir anéantir Paris et Londres en 200 secondes. Mais, reconnaissons-le, à la télévision française l’on ne s’est pas privé de pérorer sur la manière dont Poutine pourrait être éliminé, voire assassiné par des opposants au Kremlin. Nos médias devraient se modérer et apprendre à relativiser. Au lieu de quoi, ils cèdent à l'agora-folie, et dramatisent à outrance. Telle est la loi du feuilleton médiatique qui pollue le jugement et dont le goût du sensationnel tient lieu de propagande dans les régimes démocratiques.
On ne cesse de s’interroger sur les intentions de Vladimir Poutine, mais l’idée de manœuvre et la finalité poursuivie par Joe Biden sont loin d’être évidentes. On ne peut qu’approuver le soutien matériel à l’Ukraine qui résiste héroïquement pour sa liberté et, par là, celle des démocraties, c’est à dire la nôtre. Mais à quelle logique appartient la surenchère dans les qualificatifs ? Mystère. Etant exclu, sauf acceptation d'un suicide collectif, de faire vraiment la guerre directement entre puissances nucléaires, il faudra bien un jour, s’asseoir en rond et fumer le calumet de la paix. A ce moment, on regrettera les obstacles que l’on aura soi-même constitués, sans que cela soit nécessaire. En la matière, tout est dans la nuance, et la sagesse commande de faire dire les choses infamantes par des gens dont c’est la fonction, les seconds couteaux. Hélas, là encore, tout se passe et se dit urbi et orbi, par les dirigeants eux-mêmes. Les mots sortent trop vite des bouches et les images se propagent sans contrôle de sorte que l'on peut craindre que sans le vouloir, la somme de toutes les maladresses conduisent là où personne ne veut aller.
Le souci de dirigeants responsables devrait être de suivre le conseil du stratège chinois : n'omet jamais de construire un pont en or pour que ton ennemi puisse s'enfuir.
La situation dans laquelle s’est placé le Président russe est critique. Voudrait-il mettre fin à l’aventure ukrainienne, qu’il ne le pourrait pas. Les portes se ferment tant sur le plan militaire que diplomatique.
Son armée s’enlise sur le terrain. Elle peut espérer réduire l’Ukraine en cendres, mais ne pourra jamais l’occuper durablement. Elle a montré ses faiblesses et ses limites. C’est ce qui explique sa surenchère verbale sur le nucléaire. De fait, ce ne sont que paroles en l’air, car, pour l’heure, on ne relève aucun des préparatifs tactiques nécessaires à son emploi. En effet, le temps de trajet d’un missile n’est pas l’unique élément à considérer, il faut aussi que l’armement soit pré-positionné, et ces préparatifs sont visibles depuis l’espace d'où les satellites américains observent tout en permanence.
Le champ diplomatique n’est pas meilleur. En menaçant le Secrétaire général de l’ONU par un missile lancé sur Kiev, le Président Poutine a jeté un défi au monde entier. La manœuvre est d’autant plus malhabile qu’il n’est pas aussi isolé parmi les nations que l’on se plait à le croire en Occident. Ce procédé, dont le bénéfice est nul, ne pourra que lui faire perdre des soutiens. Le comportement de Vladimir Poutine ressemble de plus en plus à celui d'un joueur de poker dont la main est trop faible pour gagner, mais qui ne voit pas comment quitter la table sans perdre son tapis.
Une énigme : Que font les ukrainiens de Moscou ? On sait qu’il y en a beaucoup dans les couloirs du Kremlin, dans la nomenklatura et plus généralement en Russie. Ils sont étrangement silencieux, ils semblent assister sans réaction au massacre de leurs familles.
Un espoir : Potemkine. La révolte des marins du cuirassé russe refusant de tirer sur les insurgés d’Odessa. Une telle action des troupes russes, même symbolique rendrait son honneur à la Russie, et permettrait une réconciliation en Europe. Pour l’heure, la guerre de Poutine y a creusé un fossé de plus en plus infranchissable.
Tous ces faits sont regrettables, mais ils ne justifient pas que l'on cède à la psychose de la guerre nucléaire. Le public n'est pas préparé à avoir une opinion sur de telles affaires. Le résultat est que se développe un climat anxiogène dont l'une des branches est le fleurissement des thèses complotistes dont la logique apparente tient lieu d'anxiolytique.
Pas d’illusions. Les sanctions économiques, inévitables, car on ne peut commercer plus que nécessaire avec un argousin qui ne respecte pas les règles élémentaires du droit, sont peu efficaces s'il s'agit d'inciter à mettre fin aux hostilités. Aucun blocus n’a jamais gagné la moindre guerre. Le plus grave est que le divorce entre les pays d’Europe et la Russie est consommé, et, qu'à terme l’on va vers la liquidation d’une communauté d’intérêts, pour une très, très longue période. Les économies des pays développés éprouvés par la pandémie covid n'avaient pas besoin de ce mauvais coup. Mais, comme toujours, devant l'obstacle l'on trouvera des solutions nouvelles et favorables que l'on aurait pas, en des temps plus tranquilles, eu le désir, l'énergie ou le courage de mettre en oeuvre. Au moins, la guerre d'Ukraine aura fait prendre conscience d'une dépendance à l'égard de la Russie, que ni les opinions publiques ni la plupart des dirigeants n'imaginaient. Ce fait démontre de plus fort l'importance de l'agora sans laquelle les décideurs se laissent porter par les événements et ne décident que sous la pression de ce qui est public. Nul doute que Madame Merkel aurait réfléchi à deux fois avant de renoncer au nucléaire si l'opinion allemande avait eu alors conscience de ce que cela impliquait en termes de dépendance vis-à-vis de la Russie.
En politique intérieure française, les temps sont aussi aux conflagrations dont les bouleversements sont plus spectaculaires que réelles.
Entre la présidentielle qui n’a surpris que ceux qui voulaient l’être, et les législatives qui promettent de l’inédit, on assiste à un concert de balourdises de la part de prétendus experts en politologie. Les uns additionnent les scores des uns avec ceux des autres, comme l'on fait avec les navets et les choux. Certes ce sont tous des votes, mais ils n'appartiennent à aucun de ceux sur qui ils se sont portés. Les spéculations restent soumises aux pôles que l'on considère. Par exemple, doit-on regrouper les voix de gauche en les séparant de celles de droite, ou distinguer selon que les votants sont pro ou anti européens ?
Il faudrait parfois soustraire des votes, en raison de la logique des votes utiles et de celle de l’équation personnelle des candidats. La gauche socialiste ne se limite pas à Anne Hidalgo, et la droite n’a pas disparu par l’effet d’un meeting raté de Valérie Pécresse.
L’inventif Mélenchon, inspecteur gadget de la politique spectacle, qui n’a rien d’un démocrate est présenté par la médiasphère, comme à l'accoutumée, avec indulgence, voire jobardise quand on feint de prendre l'accord électoral avec les appareils des partis écologistes, communistes et socialistes pour un nouveau "Programme Commun", ou même une réédition du "Front Populaire", alors qu'il s'agit simplement d'un partage des circonscriptions, sans lendemain possible à l'Assemblée tant les fondamentaux des uns et des autres sont divergents. Le mobile pécuniaire de ratisser l'aide publique est d'une telle évidence qu'un commentateur a pu parler d'une manière d'aller à la soupe populaire. De fait, l'union est nécessaire pour les partis sinistrés que le seuil de 1% des votes dans au moins 50 circonscriptions leur parait hors de portée.
Sur le plan politique, le leader maximo des Insoumis joue, en réalité, le rôle du loup qui rabat vers Macron le peuple de la gauche raisonnable apeuré par son programme dont la sortie de l’Union européenne et de l’OTAN, le dispute à sa recette d'une démocratie épicée à la vénézuélienne.
A l’Elysée, on déclare qu'il faut lui faire barrage. On change de tête de Turc, mais la méthode est la même. C'est la martingale du succès. N’ayant rien à proposer et tout à craindre des urnes, les LREM doivent chercher des alliances qu’ils ne trouveront sans doute qu’après le scrutin dans une logique de cohabitation à droite, puisque là est la majorité du pays.
De son côté, Marine Le Pen se repose. Elle a évité une défaite humiliante, et se prépare à un autre combat contre sa nièce et Zemmour. Celui-là sera existentiel et sans merci.
Et les Français dans tout cela ? Ils sont inquiets du fait de la guerre potentiellement nucléaire à nos portes et de l’avenir économique assombri qui se télescopent. Pour eux, la fin du monde rejoint la fin du mois. Mais ce n’est pas le climat qui menace, c’est le Docteur Divago, version russe du fameux Folamour. On leur souhaite de ne pas prendre les gesticulations géopolitiques au tragique, car dans l'angoisse ce qui est le plus destructeur n'est pas le danger, mais l'angoisse, elle-même.
Dans ce contexte, Emmanuel Macron ne devrait rien craindre plus que d’obtenir une majorité absolue qui le laisserait seul en face de ses incertitudes.
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