D’un monde, l’autre
- André Touboul
- 9 oct. 2021
- 3 min de lecture

Dans notre société de sensibilités exacerbées, la mort est un spectacle obscène. On fait tout pour l’occulter. Même quand elle touche des centaines de milliers de gens par la pandémie, elle se réduit à des statistiques, chaque jour égrenées. A la différence des gens, les chiffres ne souffrent pas. Les morts en stock ne troublent personne.
Mais lorsque la mort frappe une personnalité connue, l’émotion est là. Il faut l’exploiter, car c’est le carburant d'un pouvoir sur l’opinion. Chacun y va de son commentaire, de son anecdote. Étrange veillée funèbre où l’on éprouve le besoin d’étaler sa compassion pour se concilier l’émoi du public qui se sent soudain concerné. Non que l’homme de la rue soit proche de la personnalité « disparue », que parfois il appréciait peu, mais c’est l'individualité de la mort qui l’interpelle.
Quelque soit leur parcours, les trépassés célèbres deviennent des héros, car ils sont devenus des victimes de l’ennemi commun. Ce seul exploit les rend intouchables. On resserre les rangs. Dans cette pulsion de décence, ce n’est pas le respect qui est en cause, celui-ci devrait conduire au silence. Or il faut parler. Ce qui est à l’œuvre est la peur de la mort. Pour la conjurer, on cherche des qualités au défunt, et l’on en trouve.
Le parcours de Bernard Tapie aura été des plus variés, Chanteur, VRP, entrepreneur, présentateur télé, président de clubs sportifs, politicien, rattrapé par la Justice, acteur de théâtre, patron de presse, « d’un monde, l’autre », il aura tâté de tout. Sa plus grande réussite fut de conduire l’équipe de l’OM au titre de championne d’Europe ; longtemps, dit-on, à Marseille, on a prié Saint-Maclou pour le retour de Tapie.
On ne retiendra ici rien de personnel, mais un élément particulier qui aura fait de lui un moment significatif dans l’histoire politique de notre pays. Il y a eu un avant et un après Tapie.
Homme de talents qui jouait avec les limites, Bernard Tapie aura été la personnalité qui a permis aux magistrats militants de passer d’un tableau de chasse constitué jusque-là par des chefs d’entreprise à un autre genre de gibier plus excitant, celui des politiques. Tapie était à la fois l’un et l’autre, quand en 1995 l’affaire OM/ VA le conduisait en prison. Député et Ministre, il est encore député européen quand il est condamné et embastillé. L’homme n’était pas issu d’une grande école, il fut lâché par le système, à l'exception de Mitterrand qui l'avait propulsé en politique et n'aimait pas être contrarié dans ses jugements. Mais le 10 mai 1995 le président à la rose quittait le pouvoir, et Tapie était condamné le 15.Triste ironie, c’est le même aréopage politico-médiatique qui aujourd’hui rend à ce dernier un hommage racoleur.
Depuis Tapie, l’appétit des juges pour les belles prises politiques n’a cessé de croître. Jaques Chirac, Président de la République a été leur plus haut trophée. Nicolas Sarkozy, cumulant un nombre incroyable d’affaires n’a pas été condamné définitivement, enfin, pas encore. Fillon était un moindre gibier, mais sa mise en examen, au bon moment, fut un coup de maître.
Ce qui frappe dans le traitement des politiques par la Justice, dont ils constituent les choux gras, est qu’il est chaotique. Alain Juppé qui sera condamné en 2004 pour détournement de fonds publics n’a pas effectué un seul jour de prison et il est aujourd’hui membre du Conseil Constitutionnel. Jérôme Cahuzac, Ministre des Finances fraudant le fisc, qui avait ahuri par son audace de menteur devant l’Assemblée Nationale, a effectué sa peine au bon soleil de Corse. La sévérité de certaines autres décisions comme celles qui frappent l’ancien Président Sarkozy et celle qui avait été prononcée pour Tapie ne pourrait manquer de surprendre, si l'on ne savait qu'une Justice militante juge toujours à la tête du client.
Les juges qui font partie de l’élite d’Etat devraient être, avec elle, reconnaissants à Bernard Tapie, de leur avoir ouvert la voie d’une démolition systématique des politiques réputés « tous pourris ». Il aura été un moment charnière dans la conquête du pouvoir par les technocrates. D’un monde, l’autre. Seuls les grands patrons s'en réjouissent, depuis Tapie la justice ne s'intéresse plus beaucoup à eux.
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