D’une France, l’autre
- André Touboul
- 3 août 2023
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 août 2023

Incipit
Le 2 juillet 1816, la frégate la Méduse qui faisait au départ de la France partie d’une escadre de quatre navires, et voguait vers le Sénégal pour y acheminer des colons, des militaires et des scientifiques, s’échoue sur les hauts fonds du banc d’Arguin près des côtes de la Mauritanie.
Les chaloupes mises à la mer ne suffisent pas pour évacuer les 392 personnes, il est donc construit un radeau destiné dans un premier temps à désensabler le navire. Le Capitaine de la Méduse et le Colonel des soldats embarqués regagnent Saint -Louis dans une chaloupe. Ce qu’il advint des autres passagers fut une tragédie dont Géricault peignit un tableau célèbre.
Le 17 juillet, de Chaumareys, le Capitaine qui n’a pas respecté le devoir d’être le dernier à quitter un navire en perdition, envoie un des autres bateau de l’escadre, l'Argus, non pas rechercher les naufragés, dont il estime qu'il ne reste aucun rescapé, mais trois barils de 92 000 francs en pièces d'or et d'argent. Inutile de préciser qu’il fut très sévèrement condamné par la Justice maritime.
Cet épisode abominable a été interprété comme significatif de l’obstination obtuse des royalistes partisans de la Restauration, dont Chaumarey faisait partie, de tenir compte des progrès de l’art maritime intervenus sous l’Empire.
Triomphe de l’incompétence, de l’égoïsme et de l’arrogance d’une élite irresponsable, la tragédie de la Méduse et de son radeau est devenue symbolique des atrocités auxquelles peuvent conduire l’aveuglement de dirigeants incompétents.
Pour savoir où l’on va, il faut connaître d’où l’on vient, et pourquoi
A entendre et lire les sonneurs de tocsin qui annoncent le naufrage de la France d’aujourd’hui, qui souvent exagèrent sans avoir toujours tort, on peut s’interroger sur les responsabilités de l’élite qui la dirige et l’a conduite là où elle en est aujourd’hui,
Ils étaient le nec plus ultra de l’intelligence Française, ils prônaient l’exception française, le volontarisme qui vient à bout de tout, du haut de leur arrogance ils toisaient les étrangers qui n’avaient pas la chance de partager leurs idées avancées. Forts de l’image universaliste de la France, ils dispensaient des leçons de morale à tous et à chacun.
Leur France avait le meilleur système de santé du monde, les Anglais ne venaient-ils pas en masse s’y faire soigner pour éviter les mois d’attente et l’assignation à un médecin résident que leur imposait leur régime universel de santé ?
Elle avait aussi la meilleure Administration du monde. Son Éducation Nationale était incomparable puisqu’elle formait une élite aussi performante qui du service de l’Etat étendait ses bienfaits aux grandes entreprises des secteurs tant public que privé.
La France pouvait s’enorgueillir de son Corps diplomatique, elle avait les Ambassadeurs les plus cultivés de la planète, férus de littérature humaniste, taquinant parfois le stylo, ils dominaient de leur désintéressement leurs collègues étrangers qui s’abaissaient à promouvoir les intérêts commerciaux de leur pays.
Les Grandes écoles, Polytechnique, Normale Sup, mais par dessus tout l’ENA, bientôt dupliquée d’une cadette territoriale pour gérer la Régionalisation, et enfin l’ENM de Bordeaux pour former les magistrats, toutes ces matrices de la haute fonction publique intégraient des cohortes de brillants sujets dont la carrière, et, pour certains, la fortune, étaient faites.
La réussite à ces concours d’entrée, passés autour de 26 ans, garantissait la qualité indiscutable pour toujours des heureux élus. Infaillibles, ils réservaient au peuple non « promu » comme ils l’avaient été, une commisération sans limite.
Leur chance avait été de posséder très jeunes les codes d’une élite maîtrisant les rudiments de l’enseignement objet des concours. Ils lisaient Le Monde, qu’il était élégant de glisser sous son bras comme une appartenance à une caste d’intellectuels de haute culture. Ils se réclamaient « de gauche », ou plus discrètement et au minimum d’une « droite raisonnable », c’est à dire d’une gauche moins dogmatique.
Leurs valeurs étaient celles de l’après-guerre, de la Libération, celles du Conseil National de la Résistance, dont il était interdit d’évoquer tout ce que son programme devait à la doctrine Communiste pour laquelle le passage par la bureaucratie totale était la promesse de lendemains qui chantent.
L’État et la religion du Service public était leur crédo. La voie royale de l’élite était celle de la haute Administration. A l’abri du Statut de la fonction publique s’est développée une Administration pléthorique. L’inflation législative y a beaucoup contribué. Semez des lois, il poussera des fonctionnaires, dit la formule consacrée.
Ainsi l’Etat est devenu en France un monde à part. Même la Justice de tout ce qui touche à l’Administration en fut séparée, fait unique au monde, et infiniment significatif.
Les nationalisations concédées par De Gaulle à ses alliés Communistes, puis celles voulues par Mitterrand, en partie pour les mêmes raisons, ont élargi l’éventail des postes lucratifs qui leur étaient offerts.
Le privé lui aussi devait faire appel aux hauts fonctionnaires qui leur permettaient de converser avec leurs collègues gestionnaires d’un Etat dont le poids le rendait omniprésent.
Ils n’étaient pas hostiles aux grandes entreprises qui offraient des postes d’atterrissage pour les Inspecteurs des Finances désireux de faire leur pelotte. Le passage par le privé était d’ailleurs favorisé par l’Ecole (l’ENA) elle-même, au cours de la scolarité pour préparer l’avenir. Certains, convaincus par ses attraits financiers, restant, tous calculs faits, dans le privé devaient payer une indemnité dénommée « la pantoufle ». Plus généralement, la pratique d’aller dans le privé s’est appelée le pantouflage.
La Régionalisation qui devait être une décentralisation a contribué à faire passer le nombre des agents publics de 4 à 5,5 millions. Par cette inflation de personnels qui répondait à l’argument du manque de moyens, ils se protégeaient, assurés que nul n’aurait désormais l’audace de s’en prendre à leurs statut.
L’économie mixte de la France, dont elle était si fière, a basculé dans le presque tout-public où la bureaucratie donne toute la mesure de sa toxicité.
Loin du pays réel et de ses « difficultés » (comme dit aujourd’hui Emmanuel Macron), les 5000 qui composaient l’élite de pouvoir étaient d’un multiculturalisme foncier ; c’était leur seule concession à une mondialisation dont ils ne percevaient pas la dimension fondamentale de concurrence entre les Etats et les individus.
Les 5000 se répartissaient entre 2000 hauts fonctionnaires, 1000 politiques et élus dans diverses organisations, syndicales ou autres, 1000 communicants qui contrôlaient les médias, et un millier de dirigeants de grandes entreprises.
Perméables aux arguments des entreprises, les 5000 ont toujours été favorables à l’immigration massive qui assure une main-d’œuvre bon marché.
Cela n’a pas empêché la France de se désindustrialiser, car il a fallu supporter la charge d’indemnisation des chômeurs. On disait, sans s’indigner, que la France, c’est-à-dire les 5000, avait « fait le choix du chômage de masse ». Peu importait que l’oisiveté soit la mère de tous les vices, et aussi des calamités à commencer par le découragement, la perte de perspective d’avenir, la désillusion culturelle… et le ratage programmé de toute intégration.
Ainsi le France a sombré lentement après s’être, comme la frégate La Méduse, ensablée au large des rivages qui lui étaient promis.
Sur un radeau, qui rappelle celui peint par Géricault, les 5000 ont entrepris de s’entre-dévorer. Les 2000 hauts fonctionnaires avec le concours des 1000 communicants, dans le silence des dirigeants d’entreprises, ont désigné les élus comme « tous pourris » et responsables de toutes les « difficultés » rencontrées par le pays.
Ainsi les Partis politiques, les Syndicats, tous les Corps intermédiaires ont été disqualifiés. Ainsi les 2000 hauts fonctionnaires, suivis par les communicants, ont fait accéder au pouvoir l’un des leurs sans passer par le système des partis traditionnels.
Emmanuel Macron devait assurer la prise de pouvoir effectif des technocrates qui jusqu’ici l’exerçaient en sous-main. Par le fait, les meilleures solutions de droite et de gauche pourraient être mises en pratique, sans être bloquées par l’idéologie.
C’était une erreur à deux niveaux. Le premier est que l’idéologie des hauts fonctionnaires était celle des 5000 et elle infectait les technocrates tout autant que les politiques. Le second est que ce n’est pas en éliminant les marionettes que l’on dédouane ceux qui tirent les ficelles.
Cruellement, les technocrates se sont retrouvés en première ligne, tout aussi inefficaces qu’auparavant. Leur insuffisance est alors apparue toute nue. La sur-administration du système de Santé a explosé aux yeux de tous pendant la pandémie Covid. On se gaussait du régime britannique, et notre glorieuse élite nous y a conduit. L’éducation est en perdition pour avoir été abandonnée à des apprentis sorciers qui depuis le Ministère voulaient repenser l’enseignement sur la base de théories fumeuses sur l‘apprentissage de la lecture et sur l’autorité des maîtres. Le Mammouth n’a pas été dégraissé, mais fossilisé. L’autorité a déserté l’école. Ainsi le public a périclité au profit du privé.
Réfugiés dans l’utopie d’une autre France multiculturelle, l’élite décidante s’est prêtée à la déconstruction de la culture française, dégringolant de repentance en mea culpa. Ce qu’elle n’a pas vu, c’est que les cultures alternatives n’existaient pas. L’Islam, en France, est embryonnaire, ses aspects rétrogrades vis-à-vis des femmes ne plaident pas pour lui. Le folklore (notamment vestimentaire ou alimentaire) importé par les immigrants ne constitue en rien des cultures concurrentes. Le propre d’une culture nationale étant d’imprégner les aspects essentiels de la vie de l’ensemble de la société, c’est le vide culturel qui s’est installé. L’élite de pouvoir prêche dans le désert car elle n’a plus les mots ni le discours pour s’adresser au peuple.
Leur représentant, Emmanuel Macron est devenu inaudible. Il l’est d’autant plus qu’il a été contraint par l’évidence de désigner cette élite dont il est issu comme responsable des malheurs de la France. Cette lucidité vécue comme une trahison, les hauts fonctionnaires et les communicants ne la lui pardonneront jamais.
Une société d’irresponsables
La France que les générations d’après-Guerre ont construite est un société d’irresponsables de bas en haut, du simple citoyen jusqu’au sommet de l’Etat.
La fuite devant les responsabilités est une des signatures de notre temps. Une touriste française en Grèce s’indigne que le Gouvernement n’assure pas son évacuation qu’elle estime prioritaire. C’est pourtant elle, et personne d’autre, qui a décidé d’aller prendre des vacances dans ce pays. Elle fustige le Consulat pour son manque de diligence. Confondant l’Etat avec Europe assistance.
Elle pourra dire que les services de l’Etat auraient dû la prévenir du danger, comme ils le font en matière de risques sanitaires ou de conflits armés. Mais la survenance d’incendies est une potentialité générale, en période caniculaire, en Grèce, comme ailleurs, et le feu se déclare sans prévenir. Autant déconseiller d’aller en Corse, dans les Landes, ou en Provence.
On peut admettre que l’Etat ait une obligation d’information s’il existe des dangers avérés, mais ce que réclame l’opinion, c’est une assurance tous risques, qui doit jouer même quand les intéressés ont une conduite à risque. Les prises d’otages suscitent une émotion qui pousse les Gouvernements à négocier à prix d’or, ou ce qui est pire contre des concessions politiques, la libération d’imprudents, tout en prétendant ne jamais céder à aucun chantage. On peut admettre que les journalistes soient contraints par leur travail de se mettre en danger. Mais l’exigence concerne tous les otages y compris ceux qui sont allés se jeter de leur plein gré dans la gueule du loup, sous couvert d’ONG aux arrières pensées pas toujours limpides.
Que survienne un aléa climatique, et les pouvoirs publics se précipitent pour tordre le bras aux compagnes d’assurance afin qu’elles accélèrent leurs procédures et les déclarations de catastrophes naturelles se succèdent.
Dans la vie quotidienne, le citoyen lambda est sans cesse déresponsabilisé. La loi lui impose de se barder d’assurances en tous genres dont certaines sont nécessaires quand il s’agit d’indemniser les tiers, mais constituent pour beaucoup, des frais fixes dont ils se dispenseraient bien volontiers.
En matière de santé, la moindre indisposition est prise en charge par une assurance sociale omniprésente et gratuite. A vouloir tout couvrir, le système de santé ne parvient plus à assumer sa fonction à l’égard des maladies graves.
Même sur le plan psychologique, les traumatisés doivent être « pris en charge », par des cellules ad hoc.
Ce rapport infantile à l’autorité est forcément déçu.
Prétendre que l’Etat-providence pourvoira à tout est une tromperie. Cette prétention conduit nécessairement à un défaut d’efficacité, selon le vieil adage qui veut que « qui trop embrasse, mal étreint ». On doit bientôt admettre, comme Jospin, que « l’Etat ne peut pas tout », et très vite on passe à « l’Etat n’y peut rien ».
Exceptionnellement, l’on active le « quoi qu’il en coûte », mais c’est comme une arme nucléaire, cela ne sert qu’une fois.
L’irresponsabilité, comble de l’absurde, atteint les responsables. L’art de se défiler, d’inventer des excuses, de nier les faits, de les contourner est l’un des beaux arts de la politique et de l’administration. Les politiques se réfugient dans le mensonge, et les hauts fonctionnaires dans le déni.
Il ne faut donc pas être surpris que la société française traverse une crise de l’autorité. Quand des irresponsables parlent à des déresponsabilisés, le rapport de confiance est balayé par l’immensité du dialogue de sourds.
Ce à quoi l’on assiste aujourd’hui n’est pas la victoire des 5000, mais à l‘épilogue de leur naufrage. Sur le radeau du pouvoir dépourvu de toute autorité, ils sont voués à poursuivre leur parcours anthropophage.
La métamorphose des cloportes ?
Le sort de l’élite est primordial pour imaginer la France de demain. On ne peut raisonnablement croire que l’élite périmée se métamorphosera en une colonie de papillons, elle ne le fera que comme le font les cloportes, c’est-à-dire pas du tout.
Qui lui succédera ? Certainement pas d’autres serviteurs de l’Etat qui ne fait plus rêver. Aujourd’hui les brillants sujets vont se vernir les ongles dans les grandes universités nord-américaines. Il s’orientent vers les carrières financières, commerciales, l’informatique, les nouvelles technologies, et les cabinets de conseil. Cette élite intellectuelle rêve d’une économie mondialisée. Ce ne sera pas la France du monde d’après rêvée par Emmanuel Macron, celle-ci n’est pas advenue par le fait des cahots de l’histoire qui n’est jamais linéaire.
Ce n’est pas que la nouvelle élite soit en retard d’une guerre, elle est au contraire en avance. Quand l’écume des soubresauts du monde qui refuse la modernité et veut comme la Russie revenir deux siècles en arrière, sera dissipée, les évidences reviendront.
La Planète est trop petite pour que l’on ne s’entende pas pour y vivre en paix. La guerre n’est une solution à rien. Le climat devrait mettre tout le monde d’accord.
Bien entendu, l’Humanité pourrait choisir de disparaitre en s’auto-détruisant. Elle en a les moyens. Mais l’Histoire enseigne que les humains ne sont pas si stupides. Ils sauront définir la limite où la concurrence est émulation et là où elle devient destruction.
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