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L’extension du domaine de la défiance

  • Photo du rédacteur: André Touboul
    André Touboul
  • 28 janv. 2023
  • 5 min de lecture





Jamais plus que dans cette parenthèse désenchantée que constitue le débat sur la réforme des retraites on aura entendu autant le contrevérités, de mensonges pur et simples, d’approximation tendancieuses et pour tout dire autant de sottises. Les Français ne sont pas devenus pour autant des esprits obtus dont la tête est près du bonnet. Ils sont tout simplement victimes d‘exploiteurs sans scrupule de leur bonne foi.


On l’a constaté lors de la pandémie, la crédulité publique n’a pas de limite quand elle prospère sur des idées reçues. La porosité aux thèse complotistes et la propension à donner crédit aux arguments les plus délirants procède d’un même mécanisme mental.


L’un des progrès majeurs de l’humanité a été de réussir à dépasser ses intuitions. L’intuition est ce que nos sens nous indiquent au premier abord. La réalité sensorielle brute. Selon toute apparence la Terre est plate cela est évident quand on regarde la mer. Il faut plus d’attention, et observer la disparition progressive des mâts d’un navire qui s’éloigne pour comprendre qu’il existe une courbure. En mesurant plus précisément, on calcule que cette courbure conduit à imaginer un objet sphérique. Reste à intégrer que le bas et le haut suivent la surface d’une sphère, et l’on conçoit que la Terre est ronde.

Il existe néanmoins encore aujourd’hui près de 15 % de la population dans des pays comme la France ou les Etats-Unis qui est persuadée que la Terre est plate. Que l’on enseigne le contraire à l’école, ou qu’on le lise dans les journaux, cela n’y fait rien. Bien au contraire, plus l’autorité insiste, plus ceux qui s’en tiennent à leur intuition, se persuadent qu’il y a un complot.

Ce même réflexe mental pousse à nier le principe d’évolution par ceux que l’on nomme créationistes. Il est difficile d’imaginer que la vie soit apparue à partir de rien, puis se soit complexifiée, alors que ce que l’on constate de visu est une stabilité des espèces, à commencer par la nôtre. Il semble que le monde aura été créé tel quel. Les démonstrations des scientifiques n’y font rien, c’est le même mécanisme du complotisme qui est à l’œuvre. On y voit là encore une autorité qui ment.


L’idée maîtresse est que l’on a « en haut lieu » intérêt à tromper le peuple pour l’asservir. Les faits et les événements sont aussi l’objet de ce phénomène. Intuitivement, on les interprète en fonction des critères usuels simples qui sont disponibles. Tout peut s’expliquer par le fait que les forces du complot sont mues par la recherche du lucre et celle du pouvoir. Tout ce que l’on ne comprend pas de manière simple ou qui nous dérange se prête à être interprété comme résultat d’un complot. A première vue, les catastrophes sont difficiles à expliquer. Il est très intuitif de penser qu’elles sont orchestrées, ou exploitées dans l’intérêt d’une poignée de malfaisants. La pandémie covid a été une illustration de cette mécanique pernicieuse.

Dans la société médiatique, dominée par sa fascination pour les réseaux sociaux, la confiance dans les institutions est sans cesse contestée. Il est donc intuitif de choisir les explications les plus négatives, même si elles sont délirantes.

Les populations ont toujours eu une certaine méfiance, parfois justifiée, envers la parole de leurs gouvernants. Mais jamais, cela n’a pris une ampleur aussi radicale. Aujourd’hui, tout ceux qui représentent l’autorité officielle sont présumés mentir. On peut en imputer la cause à une information aussi immédiate qu’abondante, qui ne se laisse pas le temps d’être digérée.


La presse, joue son rôle de critique du pouvoir, mais elle est allé si loin dans sa volonté de s’en démarquer qu’elle considère que les politiques mentent par construction. Au mieux, elle parle de « communication » pour ne pas dire insincérité, mais elle n’hésite pas à nier toute véracité au discours public. Il y avait jadis, une presse d’opposition et une presse conformiste. Désormais le conformisme est le dénigrement systématique.


A ce jeu pervers, tant les gouvernants que les journalistes se sont trouvés décrédibilisés.


L’extension du domaine de la défiance a été accélérée par les réseaux sociaux où chacun tente d’attirer l’attention pour influencer par des théories originales donc iconoclastes.


C’est désormais tout représentant de la société établie (policiers, pompiers, médecins, juges…) qui est l’objet de procès en oppression. La rumeur publique a pris le pouvoir sur les esprits, en se propageant de clavier à écran plus efficacement que de bouche à oreille. Dans les médias de presse, où l’on a l’habitude de parler à la place des gens, et l’on veut se faire le porte parole de l’opinion, on se réfère aux sondages auxquels on fait dire ce que l’on veut, mais surtout, on est esclaves des viralités qui traversent les réseaux sociaux comme des feux de brousse. Par ce mécanisme pervers ceux qui ont pour mission de dire le vrai, colportent des balourdises.


Le paradoxe est que le crédit que l’on accorde spontanément aux thèses complotistes est fondé sur une surestime de soi. A moi, on ne la fait pas ! Mais, en fait, il procède d’un effort de réflexion quasi nul, car il consiste à se fier à un intuition formée sur des données factuelles incomplètes et un contexte le plus souvent erroné.


Les comportementalistes ont étudié la propension à se laisser mener par des incitations faibles, c’est-à-dire celles qui ne passent pas par la réflexion mais le réflexe. On désigne ces démarches par la théorie du nudge.


L’exemple souvent donné est celui de la cuvette de toilettes pour homme où l’on a dessiné une mouche, ce qui diminue les projections mal dirigées et économise de 80% la nécessité de nettoyage.


Cette méthode a été utilisé dans le domaine politique aux Etats-Unis par Obama, au Royaume-Uni par Cameron, elle est aussi pratiquée en France par la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), une équipe de 5 chercheurs sous la direction de Stephan Giraud qui travaillent sur la théorie du Nudge et ses applications dans l’administration française.


Vu les résultats, on peut douter de son efficacité, mais surtout de son défaut éthique. En effet, s’il est légitime de faire appel à l’intelligence des citoyens, il est très contestable de tenter de les influencer en sollicitant leurs cerveaux reptiliens comme le font les démagogues de bas étage.


La méthode nudge est plus sournoise que celle qui s’adresse aux instincts primaires et grégaires, elle se concentre sur le comportement individuel, mais elle procède de la même volonté de duper ceux qui en sont la cible.


Les échanges d’arguments auxquels on assiste sur la réforme des retraites font irrésistiblement penser à de la manipulation comportementaliste. Leur pertinence, les réalités sur lesquels il sont assis sont secondaires, pour ne pas dire vides ou même fausses. Ce qui importe est que ces discours mettent en jeu les réflexes plus que la réflexion. On ne va d’ailleurs pas dans la rue pour réfléchir, mais pour manifester son émotion. Ces manipulations sont coutumières de la part de ceux qui appellent à défiler pour ceci ou cela. Ce que l’on constate au surplus dans la situation présente est une interpellation individuelle. Le rapport au travail est convoqué. Pourquoi perdre sa vie pour la gagner ? Étrange question qui surgit, comme si l’on avait le choix.


Dans la manipulation nudge l’esprit est polarisé par un réflexe pour obtenir un autre résultat.


Le réflexe de qui l’on demande s’il veut perdre sa vie est évidement de refuser. Mais nul n’a prouvé que travailler était la perdre, ni que l’on pouvait se dispenser de gagner sa vie, car la vie se gagne en travaillant.

Le principe du nudge est de laisser croire à l’individu qu’il se détermine librement, mais en réalité il a été poussé sans s’en rendre compte à tel ou tel choix par une action comparable à celle d’un coup sur la rotule qui provoque un mouvement réflexe. En l’espèce l’action est de parler de perdre la vie, et la réaction intuitive est de dire non !


Il faut de la réflexion pour échapper à cette intuition et parvenir à la conviction, contre-intuitive, qu’en travaillant plus longtemps on vivra mieux.



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