La déliquescence des récits nationaux
- André Touboul
- 11 mars 2022
- 5 min de lecture

Le discours de Vladimir Poutine sur la sécurité menacée de la Russie est paranoïaque, car nul ne songe à l'agresser non seulement parce qu'il l'a rappelé lui-même sa puissance nucléaire est la plus efficace au monde grâce aux missiles hypersoniques, mais surtout en raison du fait qu'il n'existe aucun objectif réel pour une telle action.
En revanche, et c'est le cas de le dire, celui qu’il tient sur la Grande Russie est d'une parfaite cohérence au regard du roman national russe. Néanmoins, les moyens qu'il emploie pourraient bien sceller la fin du rêve de renaissance de l'Empire des Tzars.
Personne ne croyait que la Russie envahirait l’Ukraine, parce que cela est, en-soi, une stupidité. L’OTAN, dont les USA se désintéressaient, était loin d’être une menace pour quiconque. Le Président russe l’avait intelligemment torpillée, en se rapprochant de la Turquie, et l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord était sur le point de couler. L'agression de l'Ukraine, état souverain, l’a réanimée, et même Erdogan a réintégré le camp occidental. Au plan sécuritaire, s'il s'agissait d'éviter que d'hypothétiques missiles américains soient installés à ses frontières, il n'a fait que réactiver l'intérêt des USA pour les sites qui existent déjà, et poussé ceux-ci à en installer d'autres dans des pays de l'OTAN tout aussi proches. On dit que Poutine voulait profiter d'une supériorité technique dans le domaine nucléaire sur les Etats-Unis, mais cela n'a aucune incidence sur la sécurité, et ne se comprend que s'il s'agit de reconquérir les territoires perdus appartenant par le droit du récit national à l'Empire.
Dans l’univers mental de Poutine la prise de l’Ukraine devait être une formalité, un Anschluss où les chars marcheraient sur un tapis de fleurs ; un communiqué, mis en ligne par erreur, avait d'ailleurs été préparé par la propagande du Kremlin pour décrire la liesse populaire à Kiev lors de la « libération ». Ce simple signe montre à quelle distance de la réalité se trouvait Vladimir Poutine. Non seulement, les Ukrainiens résistent, mais un patriotisme ukrainien est né, ce qui rend hypothétique, ou même inutile, voire désastreuse une victoire militaire. Le choc des faits montre que le roman national de la Grande Russie, mère de tous les peuples slaves, est une fiction.
Poutine s’attendait à ce que sa transgression de l’état de droit comporte un coût économique, mais pas à une rupture qui s’annonce totale et durable, voire irréversible avec l’Occident. Il croyait l’Union Européenne sur le point de se disloquer et pensait la tenir par sa dépendance au pétrole et au gaz russes. Le résultat immédiat de la menace russe a été de ressouder les 27 entre eux. Certes à Versailles le 11 mars l'Union n'a pas pris de décision spectaculaire, mais adopté une calendrier qui, comme d'habitude, fonctionnera comme un rouleau compresseur. Ils font preuve de solidarité avec l’Ukraine et paraissent prêts à aller au bout de sanctions économiques massives,« quoi qu’il leur en coûte ». Bien pis, les voilà qui commencent à parler d’une défense européenne commune, et catastrophe, les Allemands ont viré leur cuti de pacifistes aveugles, et se jettent dans les dépenses militaires. Vu les sous-performances de l’armée russe face aux modestes forces ukrainiennes, le choc avec une armée allemande qui sera reconstituée en peu d’années lui serait fatal. De fait, Poutine n’est pas tout nu, mais presque. Il ne lui restera plus que le nucléaire, une option défensive, mais qui, si elle lui donne une certaine liberté d’action en Ukraine, n’en assure pas la conquête.
La Russie vient d’être suspendue de la Banque des règlements internationaux. Le rouble s’est effondré, les Russes sont rejetés de tous les organismes sportifs et milieux culturels. Les trains quittant Saint-Pétersbourg pour la Finlande sont bondés d’intellectuels. Comme si son armée était déficiente Poutine fait appel à des volontaires, il promet des indemnités pour les morts et les handicapés. Le récit national qui voulait faire revivre la Grande Russie a du plomb dans l’aile. Le cauchemar serait de revivre Stalingrad à Kiev.
De Ferry Luc à Védrine Hubert, on souligne que l’on a, en Occident, et plus précisément en Europe, laissé passer les occasions d’arrimer la Russie à ce que l’on appelait le Monde Libre. On peut douter de la pertinence de ce mea culpa. En effet, les oligarques russes ont plébiscité, si l’on peut employer ce mot pour des milliardaires, le way of life occidental, les jouissances financières de Londongrad ; ils faisaient leur argent en Russie mais l'investissaient et le dépensaient chez nous, où ils étaient accueillis à bras ouverts. Sans réticence, les liens commerciaux ont été noués. Le seul point de carence dans ce mariage aura été celui du récit national. C’est par ce type d’instruments que le pouvoir politique se maintient, surtout s’il est autoritaire. Poutine a joué sur ce registre, et il continue. Avec l’annexion de la Crimée, il a redonné leur fierté aux Russes. Mais à ce déficit de gloire nationale, les Occidentaux ne pouvaient contribuer en rien.
On ne peut suivre Hubert Védrine quand il parle d’occasion manquée de dialogue avec la Russie sur le plan de la sécurité ; celle de la Russie n’a jamais été en danger de quelque manière que ce soit. Luc Ferry qui regrette que l’on ait jeté Poutine dans les bras de la Chine, confond les causes du conflit avec ses conséquences. Ce n’est pas l’agressivité au demeurant inexistante de l’Occident qui a poussé la Russie vers Monsieur Xi, ce sera le divorce voulu par Poutine qui le fera.
Ce que Poutine voulait et veut toujours offrir au peuple russe est une victoire.
Dans ce contexte, les USA continuent de faire ce qu’ils font quand ils ne veulent pas intervenir, ils sanctionnent financièrement. Ce jeu est pour eux très favorable, car il rend compétitifs leurs hydrocarbures très abondants, mais coûteux à extraire. En définitive, le seul effet positif du point de vue du Kremlin sera d’amorcer un découplage entre l’UE et les Etats-Unis. Même si, dans un premier temps les Allemands achètent des avions américains, l’industrie germanique est tout à fait capable de prendre très vite la relève. Elle le fera, seule ou en liaison avec la France, car la dépendance à l’égard des Etats-Unis devient problématique.
Certes, les services secrets américains ont regagné leur crédibilité perdue depuis la seconde guerre d’Irak. Il avaient vu et prévenu : on ne va pas sur le bord du Rubicon pour pêcher à la ligne. Néanmoins, très vite, trop vite, Joe Biden a annoncé qu’il n’engagerait aucun soldat, une erreur que Poutine a pris pour un laissez-passer.
Il est ainsi apparu que si le conflit en Ukraine est aux yeux des Américains un événement important, il n’est pas le moins du monde pour eux d’un intérêt vital. Le plus important est donc de s’en tenir éloignés, comme vient de le confirmer l’épisode tragicomique des MiG-29 polonais.
En Europe, cette guerre, à laquelle on ne voulait pas croire, est au contraire perçue comme existentielle. Ce décalage est la paille dans l’acier d’une alliance que l’on disait indestructible. Le parapluie américain ressemble de plus en plus à celui du banquier qui vous le prête seulement quand il ne pleut pas. C’est ce que l’on semble avoir enfin compris outre-Rhin. Là aussi, le récit national fantasmé d'une vie à jamais paisible sous la protection de l'Oncle Sam s’effrite à l’épreuve des réalités d’aujourd’hui. En effet, l'on assiste aussi à la fin d'un grand roman national, celui du rêve américain, de l'hyperpuissance gardienne de la Pax Americana, le fameux melting pot fait des grumeaux, de sorte que l'on constate que l'Amérique ne sait plus où elle va, ni ce qu'elle veut.
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