La querelle des anciens et des modernes
- André Touboul
- 9 juil. 2022
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Dans La parenthèse des boomers, François de Closets fustige une génération aux commandes de 1970 à 2020. Il la rend responsable de la dette et plus largement de tous les maux qui accablent notre temps. C’est oublier que pendant ce demi siècle se sont succédées deux générations. Celle qu’il incrimine et la suivante, ceux qui sont nés dans les années 60 à 70 qui sont aussi aux affaires depuis le début du siècle. Ils sont moins nombreux, mais ils ont eux aussi touché les dividendes de la paix. Sans doute plus que leurs parents qui ont connu la guerre d’Algérie, et qui diront les esprits chagrins sont coupables de les avoir mal élevés. Passé les 88 ans, le journaliste cède au travers des vieillards qui croient rajeunir en épousant la cause de la prime jeunesse, et fait penser à ces barbons aux pieds froids qui réchauffent leur couche en y introduisant de toutes jeunes filles.
Sans prétendre absoudre quiconque de ses fautes, et surtout pas les soixante-huitards qui croyaient à la possibilité du bonheur dans la liberté pour tous, à l’obsolescence du travail, à l’égalité universelle, qui n’ont pas vu que leur individualisme forcené n’était qu’un passeport pour le consumérisme, et portait en lui trop de droits déconnectés des devoirs pour qu’il n’y ait pas un jour un prix à payer, il faut reconnaitre que les dérives qui font du monde d’aujourd’hui une sorte de purgatoire sont aussi le fait d’une jeune génération qui préfère se poser en victime plutôt que d’assumer sa propre mission héroïque d‘inventer l’avenir.
Au delà d’une recherche de responsabilité un peu hâtive, et pour tout dire inutile, il convient de s’interroger sur ce que les temps présents présentent de singulier.
Les temps changent. Et ils le font de plus en plus vite. Depuis l'Essai sur l'accélération de l'histoire de Daniel Halévy qui date de 1948, la vitesse du mouvement n'a fait que croitre. La planète s'est rétrécie, le temps aussi. En franchissant le mur du son, les hommes ont raccourci l'espace et la durée. Toutes les innovations majeures ont eu la vitesse pour caractéristique sinon pour objet. La propagation de l'information et des communications en est le plus bel exemple. Le phénomène d'accélération est si spectaculaire qu'il change de nature. Il transforme tous les sujets qu'il touche. Il devient précipitation, et donne le sentiment au commun des mortels d'être dépassé par les événements.
S’il est vrai que des changements ont toujours eu lieu dans l’économie, la politique et la culture, le fait nouveau qui marque notre époque est la rapidité avec laquelle les mutations se produisent. Cette brusquerie met en exergue des hiatus, des conflits de vérité. Comme deux silex qui produisent des étincelles, le passé toujours présent et le futur déjà immédiat se télescopent.
Bien entendu, les fausses voies d’un avenir incertain interdisent d’accepter sans restriction les nouveautés qui sont parfois avariées comme beaucoup de celles qui viennent du Nouveau Monde, hier encore détenteur de certitude de progrès. Mais, très vite aussi, la défense des valeurs et pratiques existantes prennent des allures de « c’était mieux avant ».
Faire le tri. Si le monde qui vient, et se trouve déjà là, est celui de la dispute, de la guerre accompagnée de son cortège d’atrocités, s’il est le retour des blocs antagonistes séparés par un rideau de fer et de feu, s’il advient sous le signe des restrictions, de la pénurie, des tickets de rationnement, sans hésiter on peut lui préférer le monde d’avant qui était celui de la mondialisation des échanges, dont, au fond, il suffisait de faire évoluer les errements abusifs, en des pratiques plus raisonnables.
La mondialisation a fait accéder plusieurs milliards d’humains à une vie digne, en les affranchissant de la misère. La conflictualisation généralisée qui s’établit désormais risque fort d’en faire tomber autant dans la pauvreté et les affres de la faim. La menace nucléaire brandie à tout moment donne le sentiment au quidam d’être un funambule marchant en équilibre au dessus d’un précipice apocalyptique. En l’état des relations internationales, les efforts de maitrise climatique deviennent dérisoires, car ils n’ont de sens que par le jeu d’une solidarité active qui n’est plus de saison.
La génération d’après la seconde guerre mondiale a peut-être raté bien des choses. « Ok, boomer !» s’exclament de jeunes arrogants qui croient détenir la vérité en prenant le contre-pied de leurs grands parents. « Ouais, blouseurs ! », pourraient répondre ceux-ci en leur frottant le nez dans les stupidités d’un univers, dont la marque la plus significative de l’absurdité est de rendre conflictuelle la solidarité : entre les pays, entre les sexes, entre les ethnies, entre les générations. Ainsi l’antiracisme devient raciste, l’égalité féministe tourne à la dictature du genre, la décolonisation vire à une colonisation à rebours, et les échanges de marchandises que l’on disait jadis un commerce adoucissant les mœurs sont désignés comme une guerre. Ainsi, la mode met cul par dessus tête les valeurs d’où elle prétend tenir sa légitimité. De cela, les boomers ne sont pas comptables.
Certes, l’héritage des séniors, au demeurant, non contesté par les quinquagénaires mérite inventaire, mais les pratiques nouvelles, très woke and roll, ne peuvent pas plus être accueillies sans examen.
Il est dérisoire de vouloir ralentir un mouvement vertigineux qui croit trouver la pertinence dans le changement, comme on le voit dans la culture de masse et dans l’offre politique qui promet la réforme pour la réforme comme un Saint Graal. En effet, l’immobilisme ne mène qu’au pire, et c’est la solution de facilité car comme le faisait remarquer Clemenceau, quand il est en marche, rien ne l’arrête. Il faut néanmoins résister à la tentation qui présente toute innovation comme une avancée.
Dans la querelle des anciens et des modernes, les Anciens, représentés par Boileau, soutenaient que la création littéraire repose sur le respect et la juste appréciation de l'héritage de l’Antiquité. Les Modernes, sous la bannière de Charles Perrault, prétendaient que le siècle de Louis XIV, que l’on appelle encore le Grand siècle, étant supérieur à tous les autres par sa perfection politique et religieuse, aboutie et indépassable, il s'ensuivait que les œuvres créées à la gloire du Roi et de la Chrétienté étaient forcément supérieures à tout ce qu'avaient produit les siècles passés. Sans parti pris, on peut observer que l’on doit à Charles Perrault des contes universels, mais que du côté des Anciens, il y eut Racine, Corneille, Molière, La Fontaine, La Bruyère, Fénelon… entre autres.
En revenant à notre époque, dans cette dispute des modernes contre les anciens on retiendra ce qui la caractérise. Les méfaits de l’accélération imposent de prendre du recul sur les événements et les modes. Le danger de l’inversion de la solidarité et de l’égalité exige, de son côté, de la mesure ; il invite à refuser le faux principe qui dit que la fin justifie les moyens, lequel sous-tend la discrimination dite positive et le naufrage de la présomption d'innocence. L’illusion, enfin, des vertus du changement pour le changement demande de la prudence. Ainsi devrions-nous, pour peu que nous sachions résister à la soumission aux modes, espérer jouir de ce qui vient sans renoncer au meilleur de ce d’où nous venons.
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