La société de défiance
- André Touboul
- 5 sept. 2021
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Les économistes le savent, la condition sine qua non d’une économie saine est la confiance. Jadis on disait que la confiance était la base du commerce. Les gouvernements expérimentent chaque jour que, sans bénéficier de la confiance, aucune mesure ne peut être efficace. On se souvient de François Hollande, le Président à la désormais fameuse “boite à outil”, mendiant la confiance pour inverser la courbe du chômage, en vain.
Nous vivons désormais dans une société de défiance. Ce mal se répand dans toutes les dimensions sociales.
Du haut vers le bas. Les administrés sont regardés comme des fraudeurs en puissance. Pas seulement quand ils sont des contribuables, mais aussi dans toutes les circonstances de la vie. La première question que l’on pose quand une obligation est édictée est de savoir comment détecter les tricheurs. La covida en a fourni de multiples exemples. Il a fallu fournir des attestations, et organiser des contrôles. Le simple bon sens qui commande de se faire vacciner pour se protéger et protéger ses proches connus et inconnus a été battu en brèche par des mesures inquisitoriales de contrôle. Car le citoyen, porté par nature à contester les contraintes policières, en vient très spontanément à critiquer le bien fondé de la loi.
L’anomie n’est pas spécifique à certains quartiers “territoires perdus de la République”, elle est généralisée. Alors que les Anglais appliquent les règles en serrant les dents, les Français ont toujours une critique à formuler, une incohérence de détail à dénoncer qui conchie tout. En France, seule l’obligation générale est acceptable, car elle respecte le principe d’égalité que l’on préfère à celui d’efficacité.
Un contresens s’est répandu. Pour éviter le rejet on a reculé devant l’obligation vaccinale pour tous, alors que ce qui était difficile à admettre était, non pas l’obligation elle-même, mais les modalités de contrôle vécues comme une intrusion dans la vie privée. En prenant la question par le mauvais bout, le gouvernement provoque la défiance. Ainsi, à la défiance des dirigeants répond celle des administrés.
Sur ce terrain favorable prospère le complotisme qui, une fois lancé, n’épargne personne. Les médecins eux-mêmes qui sont dépositaires indispensables de la confiance deviennent, dans les théories du complot des agents de l’intoxication généralisée.
La pandémie a également instauré une défiance horizontale. Chacun étant fondé à regarder son voisin comme un danger pour sa santé, nul doute que cela se traduira par un renforcement des comportement individualistes, pour ne pas dire égoïstes dans de multiples circonstances de la vie. Le “tout, tout de suite” d’une génération pressée, est devenu “tout pour ma gueule”, et le phénomène ne fait que s’accentuer.
Selon Benjamin Rosoor, auteur de la formule acronyme : “Le TPMG adore la trottinette électrique. Juché sur son bolide, il est libre comme le vent et surtout...prioritaire ! Il s'accapare l'espace public à 25km/h, sans bruit, sans casque. Il est un vrai risque pour lui et pour les "autres". Pour qui ? L'autre n'existe pas pour le Tout pour ma Gueule. Quand "l'autre râle", quand la collectivité (la quoi ?) décide d'interdire ce business, il ne comprend pas. Il s'étonne, il éructe sur les réseaux sociaux où dans sa bulle d'opinion #TPMG il est conforté dans son courroux par ses pairs.”
Le collectif, le bien commun n’étant plus représentés sont frappés d’obsolescence, ringardisés pourrait-on, dire.
La défiance s’est aussi installée dans le registre de la communication. Les médias sont l’objet de soupçons systématiques, au profit de « certitudes » glanées sur internet. La raison de cette inversion de la vérité provient du fait que les propagateurs de billevesées sur le net sont perçus comme désintéressés à la différence des médias installés qui sont regardés comme au service d’intérêts obscurs.
Sur le plan politique la défiance envers les acteurs est aussi la norme. Les élus ne sont plus considérés comme des agents du bien public mais comme des ambitieux égoïstes, et souvent malhonnêtes. Les mises en accusation tous azimuts n’y sont pas étrangères. Au lieu de conforter la confiance des électeurs dans leurs représentants, elles accréditent l’idée qu’ils sont indignes de confiance. « Dans une société où chacun soupçonne son voisin de tirer avantage du système, chercher à en faire autant n’apparaît pas comme fautif. Quand les règles passent pour universellement tournées, ceux qui les respectent se sentent floués. Quand les simples citoyens apprennent qu’un député, voire un ministre, ne paye pas ses impôts, ils sont incités à frauder eux-mêmes.» Brice Couture sur France Culture le 09/09/2014.
Se maintenir ou profiter, et parfois l’un et l’autre, telles sont les obsessions des gouvernants, alors qu’ils sont censés être les promoteurs du bien public. Telle est l’image du monde politique qui s’est imposée. L’impertinence de la presse a contribué, avec les dérapages judiciaires à établir ce climat d’irrespect. De temps à autre on éprouve le besoin d’affirmer que “l’immense majorité des élus est honnête”, l’homme de la rue entend “tous pourris”, et le principe énoncé par Lord d’Acton “le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument” parait une vérité première.
La faute la plus terrible pour un gouvernement est d’être pris en flagrant délit de mensonge. Quand la défiance s’est installée, on ne sait plus quand les autorités nous mentent ou disent la vérité.
La suspicion est telle que, même quand les gouvernants annoncent des évidences, celles-ci deviennent des tromperies potentielles. Les agences qui dénoncent les manquements à la transparence font florès. La science elle-même, cette nouvelle religion du siècle dernier, est mise en doute.
La défiance envahit tous les interstices de la vie sociale. Elle est présente dans les soupçons de racisme articulés à l’encontre de la population qui les tolère mal, car elle les vit comme des insultes, et non raciste dans son cœur finit par trouver de bonnes raisons de le devenir.
Sortir de cette société de défiance n’est pas une option mais une nécessité, car aucun peuple ne peut durablement rester cohésif sans se faire mutuellement confiance.
On doit admettre que les dirigeants sont faillibles, et néanmoins accepter les décisions sans les contester par principe, car c’est une nécessité de survie de toute organisation sociale.
Nous devrions prendre exemple sur nos voisins britanniques qui culturellement font confiance à leurs dirigeants jusqu’à preuve du contraire. Dans un essai publié en 1995, La société de confiance, Alain Peyrefitte montrait le rôle joué par ce bienfait social dans le développement des Pays-Bas et de l’Angleterre. Il y écrivait : « la société de défiance est une société frileuse, une société où la vie commune est un jeu à somme nulle (si tu gagnes, je perds) société propice à la lutte des classes, au mal-vivre national et international, à l’enfermement, à l’agressivité de la surveillance mutuelle. La société de confiance, au contraire, est une société en expansion gagnant-gagnant (si tu gagnes, je gagne), une société de solidarité, de projet commun, d’ouverture et d’échange. »
La méfiance a ses défenseurs. La Fontaine la disait mère de sureté, et Paul Léautaud signe d'intelligence, alors que la confiance serait une des formes de la bêtise. Mais, s'il est sain de se méfier, c'est-à-dire mettre en doute, la défiance est un défi, une hostilité de principe à toute organisation sociale. Portant sur le cœur de la société, la défiance est déconstructrice et pour ainsi dire pathologique. Si l'on veut éviter de sombrer dans une société paranoïaque, où les complots sont la règle, il faut savoir accorder sa confiance quand la raison nous le commande.
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