Le grand délitement
Certes la décision de dissoudre l’Assemblée Nationale était inopportune, mal pensée, et elle a donné lieu à un ratage collectif dans lequel aucun parti n’a été épargné, et chacun a sa part, mais cette impasse politique voire institutionnelle qui menace de tourner à la crise de régime, n’est que le symptôme de l’état d’une France qui va mal.
Nos oies du Capitole caquètent sur la guerre civile qui vient, l’ennemi serait à nos portes et même déjà dans la cité. On peut douter de la pertinence de ces prédictions, tant le peuple de France est mol et flou, à l’image des montres molles de Salvador Dali. Certes, il existe des minorités agitées du bocal qui font le buzz médiatique, mais face à elles l’opinion reste flasque, presque indifférente. Les excités pro-Gaza, les Zadistes invétérés, tout ce petit monde grenouille ferme, mais il semble que les Français dans leur ensemble ne se sentent pas concernés.
Les médias au bord de la crise de nerf, s’esbaudissent du chaos qui saisit la scène politique, où les acteurs ne savent plus vraiment qui a écrit la pièce qu’ils font semblant de jouer. Comme dans La cantatrice chauve de Ionesco où un personnage surgit en s’écriant triomphalement “c’est moi la bonne”, une inconnue au nom prédestiné de Castets enjoint au Président de la République de la nommer Premier Ministre,
Le pays demeure spectateur. Qui ébahis, qui atterrés, qui effondrés, mais incrédules et de ce fait indifférents, les Français désabusés en viennent à hausser les épaules. Bien peu croient sérieuses les menaces apocalyptiques que profèrent les partis extrémistes. Certains pensent que le Président, maître des horloges, les protègera des folies économiques, et sinon lui, les marchés financiers le feront. D’autres se consolent de la cacophonie ambiante en pensant que l’absence de majorité absolue est une protection contre les absolues sottises d’un personnel politique qui s’obstine à voler au dessus d’un nid de coucou. Oui, cet animal squatter emblèmatique de l’imposture. Dans l’ensemble, les Français paraissent disposés à subir, persuadés que tout cela est tragique, mais n’est pas sérieux. Ils oublient que ceux qui produisent ce mauvais théâtre sont leurs représentants, que ce sont eux qui les ont élus, et qu’ils sont à leur image.
La triste réalité de la société française est un grand délitement.
La religion ? Élément de cohésion sociale par excellence, elle a, soit déserté le registre social pour devenir une question individuelle, soit s’est radicalisée à outrance. Mais surtout, elle a été remplacée par le culte du pouvoir d’achat.
La culture ? Les générations sont désormais à des années lumières les unes des autres, la musique classique d’un côté, le rap de l’autre sont aux antipodes avec rien au milieu. La chanson française n’est plus un lieu de rencontre pour tous. Brassens, Léo Ferré, Brel, Bécaud, Ferrat, et même Sardou et quelques autres sont d’une époque révolue où elle remplissait les cœurs.
Le mode de vie ? Les standards de la vie à la française, le steak frites, le bistro où fleurissent les brèves de comptoir, les sacrosaints départs en vacances… sont battus en brèche par la malbouffe, la désertification des villages, la gréviculture des jours de grandes migrations… plus rien ne fait consensus au royaume de France.
Être Français aujourd’hui ? Qui dira ce que cela signifie pour tous et chacun ?
On ne peut certainement pas compter sur ceux qui cultivent la repentance comme des géraniums sur leurs balcons. Le roman national est réécrit par des malintentionnés, toujours au détriment de la France.
Il serait vain de s’adresser aux intellectuels d’aujourd’hui qui, soit sont aux abonnés absents, soit, dans les Universités, se contentent de ripoliner les concepts du siècle passé, en une bouillie indigeste néo-marxiste, d’où il est impossible d’extraire une seule idée utile ou simplement claire.
Le Français de notre époque n’apparaît rien d’autre qu’un supporteur de l’équipe nationale de football, ou à la rigueur de rugby. Dans le sport, et plus exactement le spectacle du sport, se retrouvent les Français. Panem et circenses, du pouvoir d’achat et des jeux olympiques d’été et aussi d’hiver. La décadence de l’empire romain, voilà ce que par les temps qui courent on propose à la France.
Les socio-politologues ne cessent de décrire des France qui s’opposent : celle des flaques urbaines à celle de la ruralité ; celle des quartiers difficiles à celle du PMU. Celle des startups à celle des clopes et du diésel. C’est là le sens premier du mot “délitement”, qui signifie diviser les pierres selon les couches qui les constituent. Mais au sens dérivé il évoque une perte de cohésion. C’est à un grand délitement social et moral, qui va jusqu’à verser dans l’abjection antisémite, que l’on assiste.
Dans ce tableau où chacun se regarde le nombril, il n’y a pas de place pour l’intérêt général. Le mot “national” est même désormais banni de l’arc républicain avec lequel on se tire surtout des flèches dans les pieds.
Et pourtant, les Français ont en commun quelques trésors. Ils ont leur langue belle, celle que chante Yves Dutheil dans La langue de chez nous. Ils ont une littérature incomparable dont les esprits étroits d’aujourd’hui ne font pas oublier les géants d’hier.
Ils ont la tolérance de Voltaire, la sensibilité humaine de Rousseau (Jean-Jacques, bien sûr, pas Sandrine), la nostalgie de la grandeur De Gaulle, le goût de l’histoire de la France éternelle, qu’ils en soient ou non conscients, ils ont des racines profondes en commun, le sens de l’universel, la valeur de la laïcité, l’obsession de l’égalité, l’amour de la liberté, et, en cas de danger, ils se retrouvent capables de fraternité. Ils ont la fierté d’être Français qu’ils découvrent dès qu’ils sont en présence d’étrangers, et l’oublient trop souvent quand ils parlent d’eux-mêmes.
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