Panique dans le poulailler
- André Touboul
- 20 nov. 2022
- 6 min de lecture

L’absence d’opinion publique visible en Russie ne signifie pas qu’elle n’existe pas. Cela tient seulement à ce que l’on y a cassé le thermomètre qui permet de mesurer le niveau de fièvre du patient. Par la crainte des autorités, l’homme russe de la rue, se refuse d’avoir un jugement sur ce qu’il considère comme relevant de la politique. Ainsi, il est impossible de savoir où il se situe dans son acceptation du contrat par lequel il a abandonné le politique aux dirigeants, en contrepartie d’une vie convenable.
C’est la raison pour laquelle la nomenklatura moscovite a une peur panique du peuple. Son atonie est patente, sa capacité à endurer proverbiale, mais ce sont justement ces manques de signaux qui pèsent sur l’inquiétude du cercle restreint du pouvoir.
Dans un premier temps, les titulaires de postes privilégiés serrent les rangs autour du chef derrière lequel ils s’abritent. Mais que celui-ci hésite, montre de la faiblesse, rencontre des échecs répétés, et le doute s’installe.
Les caciques du Kremlin savent que le lait peut monter très vite dans la marmite populaire face à des mesures qui le touchent de manière existentielle. Par exemple, la conscription. Ce n’est plus la vie qui est plus dure, c’est la mort qui entre en scène pour une population qui ne voit pas pourquoi elle aurait à mourir pour chasser d’Ukraine d’hypothétiques nazis, ou même pour se dresser contre une menace de l’Occident tout entier qui n’a rien de l’évidence concrète.
On agite quotidiennement dans les médias la menace nucléaire. C’est un fantasme entretenu par la communication voulue par Poutine. A ce jour, c’est la seule chose qu’il ait réussie. Il faut l’avouer, grâce à un certain nombre de bons apôtres qui sur les ondes occidentales récitent un catéchisme largement élaboré au Kremlin.
Ces esprits éclairés rivalisent de « lucidité »: Il ne faut pas humilier Poutine. Nous n’avons encore rien vu, il peut utiliser des armes de destruction massive, l’Europe devrait se démarquer des Etats-Unis. La Russie puissance nucléaire ne peut pas perdre une guerre. Les torts sont partagés. C’est une guerre civile entre frères slaves, nous n’avons pas à nous immiscer dans une affaire de famille. Jamais Poutine ne restituera la Crimée qui est russe et n’a été ukrainienne que par un caprice administratif. Il ne rendra pas non plus les oblasts annexés après les référendums. Aider les Ukrainiens oui, mais avec parcimonie pour les forcer à négocier. Le sanctions envers la Russie ne sont pas efficaces, elles enrichissent ce pays et nous frappent plus durement que lui. La crise énergétique, l’inflation c’est la faute de la guerre en Ukraine. Poutine est imprévisible, et peut-être même fou, il pourrait user de l’arme nucléaire.
Chacun aura reconnu dans ces énoncés des commentateurs, éditorialistes, et journalistes de premier plan qui agissent comme une cinquième colonne, sans même se rendre compte, car ils sont souvent de bonne foi, qu’ils affaiblissent leur propre camp. En effet, il y a désormais deux camps. Nous n’y pouvons rien, nous ne l’avons pas voulu. Bien au contraire nous étions persuadés que cette absurdité avait disparue avec le mur de Berlin et l’idéologie marxiste-léniniste, une utopie qui aurait dû le rester. A la fin de l’Histoire, les dividendes de la paix étaient ouverts à tous, y compris aux Russes.
La première réaction à l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 a été : quelle mouche a piqué Poutine ? Puis, l’on s’est souvenu que ce Président, maître de son pays au point de pouvoir se faire remplacer par un sous-fifre pour reprendre son poste ensuite, était un véritable dictateur. Certes, cela était peu inquiétant puisque les Russes semblaient s’en accommoder. Pourtant l‘ours était sorti de sa tanière. En 2008, d’abord. Prudemment, car Poutine est alors Premier ministre de sa marionette Medvedev, Président en titre, il s’emparait de l’Ossètie et de l’Abkasie volés à la Géorgie. Nicolas Sarkozy s’agitant seul présenta comme une victoire diplomatique le fait que la Russie s’en soit tenue là. Les Etats-Unis, et l‘OTAN sont aux abonnés absents. En 2014, c’est l’annexion pacifique de la Crimée. Enfin, si l’on veut car si la poudre ne parle pas en Crimée, elle s’exprime en Ukraine dans le Donbass. Dès 2015, La Fédération de Russie intervient en soutien du régime d’Afez El Assad, et constate que les lignes rouges de Barak Obama sont quantité négligeables. Aussi bien au Moyen Orient qu’en Europe de l’est, les Etats-Unis laissent faire, La confrontation avec la Chine les accapare totalement.
Il faut se rendre à l’évidence, la Russie est devenue un Etat belliqueux. On pensait que la liberté économique ferait du pays des Tzars et de Staline une nation démocratique, l‘addiction des oligarques pour les douceurs de l’Occident était trompeuse. En exhibant ces satrapes cousus de milliards, le Kremlin nous a pris pour des nigauds. Cela a fonctionné. La guerre, absurde pour nous, était très calculée pour Vladimir Poutine qui a cru en nos déclinologues et pensé que l‘Empire russe pourrait renaître sur les débris d’une Union européenne qui exploserait, d’autant plus facilement qu’elle était affaiblie par le Brexit.
La guerre est là. C’est la panique dans le poulailler où l’on oublie : que les Etats-Unis ne se sont impliqués dans le conflit, qu’à contrecœur et au début à reculons ; que les premiers menacés par l’impérialisme russe, c’est l’Union européenne ; que si les Ukrainiens du Donbass sont indépendantistes, cela n’autorise en aucun cas la Russie à envahir son voisin, l’Ukraine ; que la Russie a déjà perdu la guerre d’Afghanistan, alors qu’elle était encore plus forte, disposant des armes militaires et idéologiques de l’URSS ; que pilonner les villes ukrainiennes ne fera pas gagner la guerre à la Russie ; et que la menace nucléaire n’a pas de sens contre l‘armée ukrainienne, sauf à vitrifier la totalité du pays, et ouvrirait un chapitre imprévisible de l’Histoire.
Poutine, piètre militaire, est le grand maitre de l’action psychologique. Il a même pu faire croire qu’il existait des bombes tactiques, certes nucléaires, mais petites. Somme toute, ce sont des « armes de destruction massive non-massives ». Et aussi, il a évoqué des bombes sales, c’est à dire des armes nucléaires non-nucléaires.
Il est, par ailleurs, inexact de croire que l’Ukraine serait dans l’incapacité de répliquer à une frappe nucléaire. La Russie possède des centrales atomiques qui sont vulnérables. L’une d’elles, celle de Koursk aurait fait l’objet d’une attaque dénoncée par Vladimir Poutine, laquelle peut être prise comme un avertissement : il n’y a pas de séparation totale entre nucléaire militaire et civil.
Au surplus, l’utilisation d’une arme atomique dans une « opération spéciale » serait inconcevable dans la pensée même classique des Russes qui sont foncièrement légalistes. La disproportion avec une menace existentielle est trop immense. Il faudrait donc pour l’envisager que, préalablement, la guerre soit officiellement déclarée. Or, la déclaration de guerre serait une décision collective impopulaire impliquant une mobilisation générale, dont il serait impossible de limiter les conséquences au seul Poutine.
Il ne fait aujourd’hui aucune doute que dans toutes les capitales, y compris Moscou et Kiev, on cherche une voie de sortie du bourbier ukrainien. Il paraît clair que Poutine est un obstacle, et que plus il ira loin, plus il le sera. A supposer qu’il veuille aller jusqu’au nucléaire, il n’y aura plus qu’une solution pour le Kremlin, c’est le remplacer. Cette hypothèse est d'autant plus probable qu'alors que l'on affirmait dans les milieux "bien informés" que Poutine maitrisait le pays d'une main de fer, un extrémiste de droite Alexandre Douguine, dont la fille a péri dans un attentat, appelle, après la chute de Kherson, à la mort de celui-ci dans un message publié sur Telegram. Il y avait eu d'autres critiques de durs comme le fier-à-bras Kadyrov ou autres délirants. On les avait présentées comme des habiletés du Président russe, mais cette fois l'explication ne tient pas. Poutine n'est effectivement pas tout puissant au Kremlin. Ceci a de quoi rassurer ceux qui tremblent qu'il utilise l'arme atomique dont il aurait seul le contrôle absolu.
Si l’Ukraine avait été dans l’OTAN, il n’y aurait pas eu d’invasion russe. On ne se fait pas la guerre entre pays sous protection nucléaire. Il est absolument évident que la seule façon de mettre fin aux hostilités entre Ukraine et Russie sera concevable s’il l’on accepte ce principe et un autre qui est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, celui-ci devrait conduire l’Ukraine à accepter le référendum de Crimée, mais à Moscou et Kiev on devra accepter que de vrais référendums soient organisés sous contrôle onusien dans les oblasts dits « indépendantistes », donnant le choix à leurs habitants, tous ( y compris ceux qui ont dû s’exiler), entre l’indépendance et l’intégration à la Russie ou à l’Ukraine.
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