Repenser le monde
- André Touboul
- 4 mars 2023
- 7 min de lecture

Changer de logiciel. Telle est la façon actuelle de dire qu’il convient de penser différemment. Le charivari qui traverse le vieux continent européen dans le fracas des armes oblige a remettre en cause bien des réflexes et habitudes de pensée. Nombre de certitudes se révèlent démenties par les faits. Note principal ennemi est l’idée reçue qui se mue en illusion dès qu’elle reçoit son démenti. Par les temps qui courent, cela ne tarde guère. L’imprévisibilité est ce qui caractérise le plus souvent les sujets majeurs. Or ce que l’homme attend de plus important de sa compréhension du monde est qu’elle le rende moins incertain.
Quand Laplace, le mathématicien, publia les derniers tomes de son Traité de Mécanique céleste, l'empereur Napoléon lui fit ce reproche : « Comment, vous donnez les lois de toute la création et, dans tout votre livre, vous ne parlez pas une seule fois de l'existence de Dieu ! - Sire, répondit Laplace, je n'avais pas besoin de cette hypothèse », - « une bien belle hypothèse », répliqua l’Empereur. Ce à quoi Laplace répondit : « Oui, Sire, mais elle ne me permettait de ne rien prédire. ». Cette anecdote, rapportée par Victor Hugo, qui lui-même la tenait d’Arago, et présente toutes les garantie d’avoir été inventée, montre qu’il est des conceptions qui sont des fins en elles-mêmes, et d’autres qui rendent l’inconnu prévisible.
A cette catégorie de concepts structurants appartient le mode de pensée qui fonctionne comme un système général informatique d’exploitation. Il correspond à une vision globale de la réalité. Une sorte de logiciel qui s’applique à tout, et permet de rendre compte de tout.
Dans les siècles précédents, ce trésor d’intelligence a existé. Dans la Grèce antique, les philosophes en ont construit le premier système d’explication du monde, le monisme. De l’atomisme de Démocrite, la philosophie du Un, à la monade de Leibniz. Cette façon de voir le monde, en ce qu’il a d’invisible, et le prévoir en ce qu’il a d’imprévisible a prévalu. Et cela fonctionnait d’autant mieux que l’on s’employait à l’organiser de cette façon : monothéisme, monarchie…
On présente la Renaissance comme une redécouverte de la pensée antique, mais, en vérité, le plus important a été son ouverture à des conceptions dépassant le monisme. Ces idées nouvelles, qui intégraient mouvement là où l’être était immuable, ont donné naissance à une façon de penser duale qui prit par la suite le nom de dialectique, et fut théorisée par Hegel, pour s’étendre à tous les domaines de la vie du marxisme au darwinisme.
A la fin du 20ème siècle, l’utopie communiste qui avait sacralisé la pensée dialectique, a montré ses limites. Dans de multiples domaines, politique, scientifique et sociaux la dialectique, mode de compréhension de toute réalité par le conflit qu’elle comporte, s’est révélée inadéquate.
En regardant, derrière nous on voit aussi que ce mode de pensée est en fait toxique, le siècle où il a triomphé, le 20ème, ayant été le plus sanglant de l’Histoire. Penser conflit, fait naître le conflit.
Des philosophes éclairés, tels que Michel Serres et Edgar Morin ont proposé de multiplier les logiciels en les différenciant selon les disciplines. C’est ce que font de nombreux penseurs, chacun dans leur couloir de nage. Cette solution parcellaire ne remplit pas la fonction cosmogonique que se doit d’assurer le mode de pensée. Il en résulte un désarroi chez tous ceux dont la fonction est de réfléchir, et ce trouble se communique à tous les autres.
Dans la recherche de son nouveau mode de pensée qui lui permettrait de comprendre le monde actuel dans son ensemble, matériel,social et individuel, l’humanité hésite et titube. Inévitablement beaucoup regardent en arrière.
La pensée dialectique par laquelle l’opposition des contraire permettait de saisir le cœur de toute réalité, de la lutte des classes, à la bivalence de l’individu, jusqu’aux moindre recoins de la science, s’est effondrée sur elle-même. Cette lecture de l’univers servait d’épine dorsale au monde communiste. Si le marxisme-léninisme a fait faillite, c’est sans doute pour ne pas avoir compris que l’utopie d’un homme nouveau se heurtait à l’instauration d’une bureaucratie destructrice de l’individuel, par nature. Cette faillite a résidé dans la volonté d’appliquer à tout et n’importe quoi le concept dialectique. Mais l’erreur fatale a été ne de pas se rendre compte que la dialectique ne décrivait qu’une partie de la réalité, et que dans les lacunes du dogme étaient négligées des éléments essentiels. Très naturellement, la Mecque du Communisme, Moscou est revenue aux principes monistes, et à son pilier central la monarchie, que l’on dénomme aujourd’hui l’autoritarisme.
Aussi surprenant que cela paraisse, cette clé rouillée a été reprise à l’Ouest, qui a réactivé la lutte des classes, opprimés versus dominants. La libération de l’individu de ses contraintes biologiques, par le transhumanisme, la théorie du genre, la génétique pour tous, bref le « nouvel homme nouveau de l’Ouest» surgit enfanté par une utopie dialectique.
De même que l’utopie communiste qui brisait l’individu, cette nouvelle religion athée achoppe sur la gestion de l’individu.
Maître de lui-même comme de l’univers, chacun est isolé et se heurte aux limites de l’existence. Le système lui vendra des produits et stratagèmes pour pallier le manque de sens, mais jamais cette marchandise ne le rendra « tout puissant ». Sa seule voie de réalisation consumériste sera d’aller contre. Contre le dominant. Le wokisme est cette nouvelle religion qui recycle la pensée dialectique.
Pendant ce temps, l’Est renoue avec la pensée moniste. Cette vison du monde est hiérarchique et monarchique. Ein volk ein reich ein führer. Elle a prévalu durant des siècles. Dans ce monde le temps est figé. Tout ce qui est est éternel. Dieu évidemment. Mais, le IIIème Reich devait durer mille ans, et aujourd’hui Poutine ne parle que de la Russie éternelle. Adieu, la dialectique qui est une pensée du transitoire. Le monisme d’exclut pas le conflit, mais il n’est pas créateur, alors que c’est le mode d’accouchement du réel dans la vision dialectique. Dans le monisme, la destruction est une fin en soi.
Dans l’univers moniste le conquérant soumet les peuples. Le projet dialectique est de les libérer. S’agissant de deux constructions cosmogoniques, il importe peu que cela se fasse contre le gré des populations concernées. Par la violence ou dans la douleur, c’est le viol ou l’enfantement.
Ainsi, le rideau de l’incompréhension est retombé entre l’Est et l’Ouest qui ont échangé leurs modes de pensée, comme on échange de vieilles hardes.
Seule un prise de conscience de l’obsolescence de ces deux constructions arbitraires du monde pourra mettre fin à ce que l’on peut appeler choc des civilisations, mais qui n’est que la diffraction de deux univers parallèles.
Comment penser autrement ? Il n’existe aucun penseur qui propose une théorie tel qu’Hegel pour la dialectique et Leibniz pour le monisme.
Il est cependant possible de rechercher, en creux, ce que l’observation du monde, selon ces théories, a d’insatisfaisant.
Le monisme fait abstraction du temps. Or rien n’est éternel. Si l’on regarde en arrière, on constate que l’expression « rien de nouveau sous le soleil » est radicalement fausse. Il y eut un temps où la Terre était un magma informe de poussière d’étoiles. Dans l’avenir, le soleil lui-même va disparaitre.
De son côté, la dialectique intègre le temps, mais il se limite à un devenir permanent sans que le moteur de l’antagonisme qui donne un sens au mouvement soit pris en compte.
Si l’on observe la création, au sens de ce qui est, on doit constater qu’elle est marquée par un caractère essentiel, son harmonie.
Les lois naturelles sont harmonieuses. Les grands mathématiciens proclament la beauté du monde à travers les chiffres et leurs combinaisons. Le spectacle de la nature dans ses œuvres suffit à convaincre qu’il existe un plan pour tout ce qui est. Dans l’art nous le percevons, sans le rendre intelligible. C’est pourquoi, il n’est rien de plus vain que de disserter sur l’art. Le beau est simplement ce qui fait ressentir la cohérence inexplicable du réel.
Tant dans le monisme que dans la dialectique, l’harmonie est absente, en tant que nécessité absolue de l’essence de tout objet, de tout fait, de toute pensée.
Mais l’harmonie ne rend pas compte du mouvement. La force la plus générale qui soit dans l’univers est la gravitation. Le monisme ignore ce qui fait tenir les atomes ensembles. En tout cas cette force n’intervient pas dans son approche qui est analytique. La dialectique ne se soucie pas de ce qui pousse les contraires à s’opposer. Le mouvement général des étoiles, des nations et des sentiments est mystérieux, c’est un phénomène dont elle se contente au mieux de scruter les résultats.
Dans une recherche d’un mode de pensée qui dépasse ces imperfections, l’une des questions majeures qu’il faut se poser est : qu’est ce qui tient l’univers ensemble ?
Si cette force est la gravitation, alors, dans les relations humaines ce qui doit prévaloir pour les comprendre est ce qui solidarise et non ce qui divise. La dynamique du cosmos doit aussi s’appliquer à l’humain qui en fait partie. Ainsi que nous l’enseigne l’Histoire, le mode de pensée influe sur le comportement.
Quand ils imaginent le monde futur les auteurs de science fiction y décrivent toujours une harmonie. Elle est plus ou moins angoissante, car elle est artificielle. C’est une fausse harmonie que le héros va dénoncer et perturber. Néanmoins, en sous-texte, l’idée que le monde est mu par une quête d’harmonie générale est présente.
Quand il pénètre dans une part du plan que semble suivre la nature, l’esprit humain est saisi de vertige.
Nul ne parviendra jamais à ce qui constitue le schéma ultime de tout ce qui est, et qui permettrait d’en comprendre la totalité du mécanisme. Mais à chaque étape de son histoire l’humanité avance un peu plus dans la compréhension de l’incompréhensible. A chaque pas en avant ceux qui étaient les plus agiles sur le palier précédent font obstruction. Ils brûlent les livres nouveaux et parfois aussi les anciens.
Les imprudents font comme les plongeurs qui remontent sans respecter les paliers de décompression, leurs cerveaux explosent.
Dans la recherche de l’harmonie, la conflictualité n’a pas de place. C’est pourquoi la religion woke n’a pas d’avenir. La dialectique a remplacé la liberté par la libération, mais c’est lâcher la proie pour l’ombre. La liberté est un état que l’on peut espérer atteindre, la libération n’a pas de fin, elle est un horizon qui sans cesse recule. La liberté suppose des règles qui sont dictées par l’harmonie sociale. La libération recherche toujours son ennemi.
Si, comme c’est probable, il doit surgir un nouveau mode de pensée, il y a fort à parier que l’harmonie et la gravitation en seront les pierres angulaires.
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