Sisyphe en question, de l'absurde à la rencontre de soi
- André Touboul
- 21 janv. 2023
- 4 min de lecture

On évoque souvent ces temps derniers le châtiment de Sisyphe qui consistait à pousser un énorme rocher au sommet d’une colline d’où, éternellement, il retombait..Albert Camus y a vu l’allégorie du destin de l’Homme dont les efforts sont vains, car ils sont inutiles et doivent être toujours recommencés.
On peut estimer que Camus n’avait pas raison de prendre cet exemple, quitte à se montrer sacrilège en se séparant de l’icône d’une génération qui voyait en lui l’adversaire du sentencieux Jean-Paul Sartre, ce vulgarisateur de la philosophie allemande, et zélateur du stalinisme, ce qui résume assez sa capacité de faire de grands écarts. Au demeurant, comme Sartre, Camus ne craignait pas les antinomies, car il imaginait Sisyphe heureux, malgré son sort définitivement absurde.
La critique du mythe de Sisyphe selon Camus commence par une observation. Tout est construit sur le postulat que la vie humaine n’ayant pas de sens évident, elle n’en a pas du tout, et par conséquent elle est inutile.
Sans faire appel à la religion qui donne aux efforts la valeur d’une promesse de vie future éternelle dans l’Au-delà, rétribution des vertus d’Ici-Bas, on peut révoquer en doute cette proclamation de l’absurde.
Tout d’abord, ceux qui ont peiné sur les mathématiques savent que ce n’est pas parce que l’on n’a pas trouvé la solution d’un problème, qu’elle n’existe pas. Ainsi l’absurdité n’est pas une certitude absolue.
Ensuite, la simple considération des progrès de l’Humanité depuis qu’elle se tient debout, suffit à montrer que le rocher de Sisyphe ne retombe pas pour tout le monde.
Sur le plan individuel, la question à résoudre est plus, pour chacun, de trouver sa place dans ce mouvement que de se demander s’il en existe une.
La vie n’est pas absurde, mais elle nécessite des efforts, et ce sont ces efforts qui en font le prix.
Le choix de Sisyphe est peut-être justifié par le fait qu’il était un personage habile et rusé. Selon Euripide, il aurait d’ailleurs été le père biologique d’Ulysse, ayant engendré ce héros astucieux par le viol d’Anticlée, laquelle aurait été par la suite épousée par le brave Laërte.
En effet, l’Homo sapiens sapiens, ne se contente pas de savoir et de savoir qu’il sait, il est habile. On néglige trop cette différence d’aptitude. L’Homme n’est pas seulement un savant, c’est un technicien. Il sait faire, et son œuvre individuelle est sa raison d’être dans l’existence.
Les spéculatifs les plus introvertis, comme Nietzsche, veulent agir sur le monde. Ce nihiliste, chantre de l’absurdité de la vie, prétendait néanmoins avoir rédigé, avec son Zarathustra, une nouvelle Évangile. L’Evangile, faut-il le rappeler est la bonne nouvelle annoncée au Monde, un mode d’emploi de l’amélioration de soi. Or, s’il y a progrès, c’est qu’il y a sens.
La destinée de Sisyphe est aussi un enseignement. Par son intelligence, il réussit à enchaîner Thanatos, Dieu de la mort, de sorte que personne ne mourrait chez les mortels. Emoi sur l’Olympe, Il est condamné aux Enfers. Arrivé là, il explique que ses funérailles n’ont pas été correctement célébrées, et obtient l’autorisation de revenir parmi les vivants pour régler cette question. Évidemment, il refuse ensuite de retourner chez les morts. C’est pour cette insubordination qu’il fut contraint de pousser le fameux rocher.
De ce mythe, on pourrait induire qu’il est imprudent de défier Thanatos. Les Transhumanistes devraient méditer cette leçon. Mais aussi, il faut comprendre que si l’on refuse la terminaison naturelle de la vie, c’est un sort funeste qui nous attend. N’oublions jamais que ce n’est pas dans sa vie que Sisyphe est astreint aux efforts inutiles, mais dans sa mort. Et de cela, aucune habileté technique ne nous sauvera.
Pour représenter l’homme moderne il pourrait être plus judicieux de faire le choix d’Ulysse. Ce héros grec a sans doute eu la vie la plus riche. Ses talents étaient multiples, ses ruses inépuisables. Sans être vat-en-guerre, il excellait dans l’art de vaincre. Comme le commun des mortels, il était sensible aux charmes de la vie douce et facile, et il en connaissait la finitude. Conserver la vie a été pour lui un combat ponctué de naufrages. Il a dû reconquérir sa place dans sa propre maison, et ce n’est qu’après d’innombrables épreuves qu’il a pris sa retraite.
« Heureux qui comme Ulysse, après un long voyage est revenu plein d’usage et raison, vivre parmi les siens le reste de son âge », écrit Joachim du Bellay. La condition de l’homme sur cette Terre est de chercher l’aventure, exercer ses talents, prendre soin de ses amis même s’ils l’abandonnent ou le trahissent. Toujours surmonter les obstacles, et ne s’arrêter qu’une fois le voyage accompli. De fait, Ulysse est curieux peut-être plus encore que rusé. Il nous apprend que la vie est une curiosité perpétuelle, qu’elle prend son prix dans les difficultés, et que loin d’être absurde elle est le révélateur de ce que nous sommes. En d’autres termes, le sens de la vie, c’est de devenir soi. On le voit, cet exemple n’a rien de commun avec le travail inutile et vain d’un Sisyphe. « Connais-toi, toi-même«, conseillait Socrate, il n’imaginait peut-être pas qu’il définissait là la raison d’être de la vie humaine.
Si l’on admet qu’aller à la rencontre de soi est en définitive le seul objet indiscutable de l’existence, on comprend le désarroi des acteurs qui habitent dans leurs personnages. Non pas ceux qui jouent des rôles en étant eux-mêmes, Belmondo ou Delon font du Belmondo et du Delon, ils sont confortables, mais ceux qui, comme Marlon Brando, sont ceux qu’ils incarnent, vivent au bord d’un précipice. Comédien est une profession à risque vital. On pense aussi à Maryline Monroe, comblée par la nature, mais recluse dans un personnage figé.
La fragilité psychique des idoles et influenceurs tient à ce qu’ils ne s’appartiennent plus, ils sont enfermés dans une image comme dans un tombeau. Les centaines de milliers de « followers » sont autant de clous du cercueil.
Cette faculté de se distancier de soi est propre aux humains. L’opinion que l’on a, à son propre sujet, nul ne peut y échapper. C’est aussi le lieu de notre liberté. Ce n’est pas le hasard qui nous rend libres. Face à la détermination des causes et de leurs effets, le jugement que nous portons sur nous-mêmes est un effet qui constitue sa propre cause. Ce que nous voulons être est la raison de ce que plus ou moins nous sommes.
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